| Artifices 2 | 6 novembre-3 décembre 1992 |

 

ArtificesArt ? l'orninateur
| Jean-Louis Boissier, "Le réel saisi par les machines" :

      La salle de la Légion d'Honneur, comme pour la première édition d'Artifices, est un espace ouvert, plongé dans l'ombre. Dans ARTIFICES 2 cependant, une lumière bleue capte la présence des visiteurs, réfléchie par les volumes, aux allures de baraques ou d'envers de décors, qui reçoivent les installations de cinq artistes.

      Artifices exposait, en 1990, un diptyque de l'« art à l'ordinateur » : vidéos numériques et images interactives, « invention, simulation ». La nouvelle exposition prolonge l'examen d'un travail artistique qui met en jeu de façon centrale l'électronique et l'informatique, mais en choisissant de faire appel à des artistes reconnus pour leurs recherches sur les installations environnementales.

      Le projet s'est construit sur l'intuition qu'une approche de l'espace et du temps à travers les nouveaux médias technologiques, faite à la fois d'ingéniosité critique et d'intelligence poétique, renouvelait pour ces artistes les notions classiques de paysage et de scène, dont on remarque au passage qu'elles nomment indifféremment un morceau artistique ou un segment du réel. Dans ces Ïuvres prototypes, les machines seraient ainsi appelées pour la saisie et le traitement du réel, dans un acte de connaissance.

      Un lien tendu en forme d'horizon, une longue ligne frontale d'écrans vidéo, s'offre d'emblée. L'évidence est le propos même de cette Flèche du temps, Ïuvre majeure de Piotr Kowalski. En 1968, il proposait, sous forme de tract, un cône, une sphère ou une pyramide « à être environnés chez vous ». Environner passait à la forme active, sur le mode d'une interactivité conceptuelle. Le public disposait d'une méthode pour réaliser lui-même, mentalement, une projection de ces volumes simples dans son propre espace et pour son propre plaisir éclairant. L'environnement devenait un processus à conduire, non un état à subir.

      La Flèche du temps est une machine à environner le temps, à mettre en évidence le temps « réel », figure imposée de la télévision, pour notre lucidité, pour le voir enfin, pour le juger éventuellement. Ne pas faire abstraction de la fuite du temps, dont la science a pourtant longtemps exigé l'oubli, est une épreuve dramatique qui se révèle pourtant comique. Pour ne pas se prendre au piège de l'effet de représentation ni renoncer au plaisir, comme chez Brecht, on pourrait annoncer ici le degré zéro de l'interactivité. Minimalisme de l'acte interactif : appuyer sur un bouton fait toute la différence; économie du programme : mettre en miroir, grossir, exposer. Le miroir temporel devient actif; il suppose un tout autre mode de présence du modèle que le simple reflet.

      Révélatrice de « quoi la télévision est faite », La Flèche du temps se devait de l'être aussi de son processus même, selon cette discipline qui est aussi un thème profond de l'Ïuvre de Kowalski. Car la technologie est chez lui, selon l'expression de Jean-Christophe Bailly, « dans une situation d'ironie et de réticence envers l'art ». À quoi bon porter sur les médias un regard critique lorsque l'art lui-même n'est pas soumis à la même défiance de « ne pas penser sa propre provenance ». Dans l'intervalle entre art et science, l'expérimentation théorique comme la pédagogie peuvent constituer des ponts. La démonstration n'est pas l'expérimentation scientifique, mais elle travaille sur le régime de l'expérience, elle emprunte au réel par fragments authentiques mais se situe en marge des situations réelles. En ce sens, elle n'est pas non plus une représentation et on se plairait à envisager, après l'art de laboratoire, un art de la démonstration. Pour le geste du déclenchement ou pour la danse à faire décomposer par la machine « télévision » de Kowalski, le corps du spectateur est appelé comme partie constitutive de la démonstration, c'est-à-dire de l'Ïuvre.

      En entrant chez Woody Vasulka, on s'accoude à la galerie tout autour de la pièce. C'est un théâtre au sens plein, sous des apparences de laboratoire encombré. Les acteurs du Théâtre des automates hybrides n'ont rien d'androïdes, ils forment une collectivité cybernétique dont le comportement, alors qu'il semble appeler la présence humaine, a gagné l'autonomie la plus grande. Un système savant de capteurs et d'analyseurs informatiques règle la dramaturgie du mouvement d'une caméra-robot et de l'émission d'images et de sons, d'injonctions orales. Son principal argument est de vérifier constamment le juste placement du dispositif dans notre propre espace, dans cet espace que nous partageons avec les machines. Même si les machines nous renvoient la preuve qu'elles perçoivent notre présence, on en vient à soupçonner un Vasulka sarcastique, adepte d'un théâtre qui tendrait à se passer de tout spectateur, si c'était le prix à payer pour échapper à l'effet médusant des nouveaux médias hypertechniques.

      « La perspective n'est pas une simple préparation, ni un préalable à la composition : elle est déjà une peinture virtuelle » souligne Jean Louis Schefer dans sa récente préface à la traduction de l'ouvrage d'Alberti, De la Peinture. On n'évoque pas ici une nouvelle Renaissance, mais un espace ouvert par les technologies du virtuel, dont les dispositifs de calibrage automatique de l'espace inventés par Vasulka seraient déjà une scène virtuelle.

      En face, un deuxième « théâtre » de l'interaction, celui de Piero Gilardi, s'ouvre quant à lui, nécessairement, sur les gens et sur le monde. Nord versus Sud est une Ïuvre qui participe elle aussi du jeu, au sens de la performance théâtrale, au sens de l'activité ludique, du manège, du jeu radiophonique et didactique ou de la partie d'échecs, au sens aussi, comme en mécanique, de l'intervalle de liberté indispensable à l'exercice effectif d'un système. Nord versus Sud est une séquence programmée, un spectacle dont le cours est cependant soumis à l'attitude collective de spectateurs devenus acteurs, apprentis pilotes. Un apprentissage donc, mais qui serait lié, comme souvent dans un processus de simulation, à une forme, à un contexte, plutôt qu'à la substance même des événements. Nord versus Sud travaillerait à la prémonition, ou littéralement à la pré-vision, sur un mode pseudo-didactique &emdash; le terme de machine pseudo-didactique cher à Kowalski est ici tout indiqué &emdash;, de gestes qui pourraient nous sauver dans nos attitudes quotidiennes, sans attendre les années 2000 où Gilardi situe ses « données » de fiction. On l'a souvent entendu, ces dernières années, préoccupé, comme s'il parlait d'une matière à travailler, d' « inputs et outputs de datas », c'est-à-dire, dans le vocabulaire informatique, de transmission de données. Cette idée d'entrée et de sortie d'instructions humaines ou machiniques est associée chez lui à celle des messages linguistiques et corporels, conscients et inconscients, des participants « co-présents » dans un environnement interactif. En 1990, Inverosimile, un ensemble de pieds de vignes en matières plastiques colorées &emdash; avec lumières, projections, effets spéciaux, sons &emdash;, programmé pour réagir au comportement du public, était pour lui une manière de « théâtre de vie électronique », anthropologiquement rattaché aux rites tribaux. L'installation Nord versus Sud, conçue spécialement pour ARTIFICES 2, amplifie résolument la part de l'interactivité technologique, dans une version qui reste à la fois solide et subtile, attirante et inquiétante, à l'épreuve d'un thème éminemment politique. Et l'on se souviendra qu'en 1968, alors jeune artiste et théoricien militant, Gilardi fut mêlé à une exposition visionnaire, montée par Harald Szeemann à la Kunsthalle de Berne : Quand les attitudes deviennent forme. Gilardi parlait alors de « langage libre et ouvert » et d' « environnements sensoriels, scéniques ou écologiques ».

      Chez Vasulka, chez Gilardi surtout, la parole et le langage informatique sont à leur place : comme interfaces. Matt Mullican nous parle, quant à lui, directement. Son Ïuvre Five into one est exposée ici d'abord comme parole. Matt Mullican est l'interprète de son Ïuvre. Les « mondes » virtuels, comme généralement les dispositifs de l'interactivité numérique, relèvent de la partition, d'un art de l'interprétation. S'il y a saisie du réel c'est celle du corps de l'artiste lui-même, exclusivement : ses gestes, sa voix, et jusqu'à son psychisme. En réalisant cette longue performance d'une manipulation laborieuse, d'un branchement conflictuel, Matt Mullican explore un monde, qui certes ne se construit qu'au fil de la découverte dans la mémoire machinique, mais qui est malgré tout le sien.

      Le virtuel n'est ici ni une représentation, ni une simulation, c'est la projection de la topologie singulière d'un univers mental. En ce sens il a la consistance, la présence concrète d'un objet brut, strictement artificiel, en forme de carte, sans être la carte d'un quelconque territoire. La technologie du virtuel, qui s'annonce comme celle de l'illusion extrême, ne pourrait-elle pas être prise comme instrument de mise à distance critique ? Dans le virtuel aussi, la transparence de la fabrication peut s'accorder à une opacité qui signifie cette fabrication. Si elle semble relever du spectacle, c'est un principe de lecture qu'elle implique fondamentalement.

      Dès l'entrée, les techniques médiatiques ont exercé leur effet : cette vaste halle publique, salle des fêtes, a été, pour l'oreille, le marché couvert de Saint-Denis. Bill Fontana a choisi de transférer, dans sa perfection numérique, cette matière sonore, qui, au-delà du pittoresque, devient déroutante du fait même de sa proximité familière, de sa continuité fondamentalement collective et vitale.

      Au terme de l'exposition, Bill Fontana installe le deuxième volet de Mouvement perpétuel. Il capte en direct la vibration discrète des cloches de la basilique soumises à une foule de bruits venus de tous les horizons, transmet par téléphone numérique et rediffuse ce son puissamment amplifié. On se voit ainsi transporté au sein d'un résonateur de l'espace, dans sa constante actualité. Les cloches maintenues muettes par un accident historique retrouvent paradoxalement une fonction de lien social : elles écoutent la ville pour nous.

      On peut croire à la faculté d'éveil de la lucidité qu'ont les instruments de simple transport dès lors qu'ils réinstallent des pans entiers d'apparences dans un ailleurs où ils les détachent en forme d'image. À peine une image en fait, juste un acte de cadrage, de pure désignation, car c'est d'abord l'exercice d'un instrument. Avec cette télésurveillance sonore, Fontana participe à une exaltation de la saisie, dans son ambiguïté polysémique, qui ne livre pas d'autre clef sur elle-même que celle-ci, fondamentale, « je viens de là, et par ce canal ».

      La figure centrale de notre « mise en scène » est une table d'orientation avec des mains qui montrent ou tentent de saisir les Ïuvres. À partir d'elle les visiteurs se dirigent dans les directions distinctes d'un même espace, vers des installations qui ont elles-mêmes trait à la désignation et à la saisie du réel, à l'appréhension de l'espace et aux interactions qui le traversent, toutes présences réelles et tensions voulues par les artistes et provoquées par notre projet de les voir ensemble.

      Jean-Louis Boissier, octobre 1992.


      Les questions suivantes ont été posées aux cinq artistes d'ARTIFICES 2 :

      1. Quelle place attribuez-vous aux nouvelles technologies dans le processus de conception de l'Ïuvre ?

      2. Peut-on repérer des conséquences esthétiques spécifiques de ces nouvelles technologies ?

      3. En quoi ces nouvelles technologies sont-elles éventuellement nécessaires aux relations qu'entretient votre Ïuvre avec le réel environnant ?

      4. Les nouvelles technologies offrent-elles de nouvelles modalités aux relations du spectateur à l'Ïuvre ?

      Leurs réponses sont publiées plus loin, associées aux descriptifs de leurs créations.