Laboratoire d'art | Artifices


| La biennale Artifices à Saint-Denis | Artifices 1, 1990 | Artifices 2, 1992 | Artifices 4, 1996 |

| Artifices 3 | 5 novembre-4 décembre 1994 | Mise en mémoire, accès à la mémoire |

ArtificesArt à l'orninateur
| Jean-Louis Boissier, Scénographies de la mémoire :

      La mémoire est le thème annoncé et tenu d'Artifices 3. À vrai dire, dès sa fondation en 1990, la biennale Artifices aura été placée sous le signe de la mémoire.

      La salle partagée en diagonale de cette première édition, « invention, simulation », exposait des travaux qui relevaient exclusivement d'un passage dans la mémoire des ordinateurs. D'un côté, c'était le processus des modèles numériques enregistré dans des images vidéo. De l'autre, c'était la mémoire informatique à l'oeuvre qui soumet le cours des images à l'intervention du spectateur. Dans l'édition de 1992, les cinq installations environnementales interrogeaient notre relation au monde par la confrontation entre une mémoire comportementale d'une machine programmée par un artiste et une mémoire instantanée partagée avec le public.

      Artifices s'est donc délibérément centrée sur un critère technique : la présence dans le cours de la conception de l'oeuvre, et jusque dans l'oeuvre elle-même, de cette méthode d'ordonnancement automatique des informations que l'on nomme en français l'informatique. Les ordinateurs, et cela est encore plus net aujourd'hui que lors de la première exposition, sont devenus des auxiliaires indispensables dans la plupart des activités productives et intellectuelles. Simultanément, du côté de l'art, l'exhibition des performances technologiques ne saurait retenir l'attention en dehors de leur adéquation à un propos. On ne manipule jamais innocemment ce qui touche à la mémoire. On ne saurait laisser une mémoire automatique travailler sans en prévoir les accès et les usages. Il reste qu'un formidable potentiel productif et poétique réside précisément dans cette faculté d'autonomie qu'ont les machines à organiser - à collecter, à trier, à transformer, à assembler, à transmettre, à restituer - les matériaux du réel et du savoir. Les recherches artistiques, et sans doute aussi les manifestations qui les rassemblent - on dira, en adoptant les mots de Nelson Goodman, la tâche d'implémentation ou d'activation des oeuvres -, sont des manières d'interventions dans l'indispensable débat qui accompagne l'émergence des mondes virtuels et leurs contrecoups sur la définition même de l'art. Hubert Damisch l'a écrit à propos de la photographie, que l'on prendra volontiers pour prémices des arts des nouveaux médias :

      « La conception fétichiste de l'art est ennemie de la technique, comme elle l'est de la théorie, et ne s'accommode pas que de nouveaux objets l'y reconduisent.1 »

      La scénographie de l'exposition prend le relais du travail d'accès à la mémoire des artistes que « distribue » Artifices 3. Elle doit ainsi formuler un avis sur le thème commun de la mise en mémoire et de l'accès à la mémoire. La salle est haute, longue et rectangulaire, comme la salle de réunion publique qu'elle est de naissance. C'est une nef laïque, vouée à la didactique collective; une grande salle de lecture. On a retenu ce modèle. On aligne une perspective de tables, pour s'asseoir, consulter librement, longuement et peut-être discuter et apprendre. Mais on confronte ces tables à une suite de cellules individuelles, à un registre de casiers agrandis à l'échelle de chambres d'étude, qui elles aussi présentent souvent des tables et des chaises. Là, c'est comme si l'on entrait dans la chambre noire ou la cabine de projection. L'interactivité à la fois moderne et primitive des ordinateurs impose cette dialectique d'une lecture individuelle qui est simultanément, pour les autres, un spectacle.

      Il y a donc, de ce côté de l'exposition, des installations qui mettent en scène un complexe d'images, de sons, de textes et d'événements, mais aussi le visiteur lui-même. Ce sont des manières de prototypes, de pièces uniques, les dispositifs d'expériences singulières. Leurs auteurs ont eu cette liberté, qui est en même temps une exigence, d'agencer, de transformer des machines et des techniques existantes, d'en concevoir d'autres. S'il est toujours possible de repérer leur référence thématique, on ne saurait la distinguer de la part de leur projet, de leur concept et de leur imaginaire, qui s'investit ainsi dans l'invention technologique, la fabrication de dispositifs bricolés - au sens de Lévi-Strauss, d'un travail dont la technique est improvisée, adaptée aux matériaux et aux circonstances. Une telle unité est peut-être la marque de l'appartenance de ces recherches au monde des oeuvres d'art, puisqu'il semble nécessaire de parler encore d'oeuvres, ne serait-ce que pour tenter, une fois de plus, de bousculer à la fois l'art en place et les usages dominants des technologies.

      Revenant sur l'autre bord de l'exposition, où sont les CD-ROM ou les maquettes hypermédias, on s'oriente vers ce qui sera sans doute l'un des standards fondés sur les technologies du numérique. Un standard, c'est-à-dire un modèle d'instrument unifié, qui détermine à la fois la création et la réception. Il y a un siècle, c'est l'invention d'un semblable standard, le couple caméra-projecteur, qui permit l'essor de l'art cinématographique. La liberté des auteurs s'appuyait, et ne cessera de s'appuyer, sur une telle contrainte. C'est une garantie de l'universalité relative de l'oeuvre. On assiste à l'inauguration d'une forme de diffusion, d'édition et de création. Ses artistes n'auront plus besoin de s'affirmer comme ingénieurs ou comme tenants d'une recherche technologique, mais ils auront à être les utilisateurs inspirés et critiques d'un médium dont l'écriture est encore à inventer. Sans exclure ceux de ces auteurs qui, d'emblée, se situent au cur même de la nouvelle problématique techno-esthétique, les artistes d'un tel médium peuvent venir d'horizons les plus divers, avec toute leur culture artistique. Le débat sera alors de faire émerger la spécificité d'un genre, tout en sachant y renoncer, dès l'instant où, ayant assi-milé ces langages nouveaux, le projet poétique se suffirait à lui-même. L'art de la mémoire relève de la mnémotechnique - de cette nécessaire stratégie, oubliée semble-t-il, de la mise en mémoire par la traduction du monde en images -, et du travail « pour mémoire », de lutte contre l'oubli, du rappel, de la prise de conscience. Mais il ne saurait prendre pour alibi le culte d'un patrimoine ou d'une accumulation sans perspectives. La mémoire vive, qui, dans les ordinateurs, et désormais dans les rhizomes planétaires des connaissances ou de projets partagés, travaille constamment la matière d'une mémoire figée, mais d'abord dans l'actualité de ses utilisateurs, ne doit-elle pas être la métaphore des arts de la mémoire d'aujourd'hui ?

      S'il est, comme nous le redit Jacques Roubaud 2, nécessaire d'élaborer une stratégie de l'effacement, car on ne mémorise bien que si l'on est capable d'oublier, ce doit être d'abord pour soi, pour sa mémoire interne et privée. Parallèlement, il ne faut pas renoncer aux mémoires externes intelligemment construites, aux dictionnaires, aux encyclopédies, aux anthologies, au moment où se perfectionnent les instruments qui en donnent l'accès.

      Depuis leur apparition dans les années cinquante, les mémoires informatiques de masse augmentent sans cesse de façon proprement inimaginable. Alors, avec cette hypermnésie externe, notre imaginaire serait libéré de la tâche d'accumulation, et son énergie serait disponible pour l'exercice d'une constante actualisation qui a son équivalent dans la faculté des machines à traiter l'information spécifiquement et en temps réel. Les vérités inscrites tomberaient paradoxalement en disgrâce, au bénéfice de réponses toujours renouvelées par des contextes particuliers 3. Mais alors les « têtes vides 4 » seraient disponibles pour toutes les pauvres images préfabriquées ailleurs. On sait les dangers du « stock zéro » et du « flux tendu » : conformisme et carambolages sur les autoroutes.

      Pourtant, des oeuvres du temps réel, de l'épreuve immédiate et singulière, savent être des expériences poétiques qui nous transforment. Comme nous transforment les oeuvres de mémoire riches et ordonnées - la « largesse 5 » des données - dès l'instant où l'accès en aura été lui-même travaillé. C'est peut-être à la scénographie de ces accès potentiels, dans cet artifice assumé, que l'on reconnaîtra ce qui fonde véritablement un art.

      Notes :
      1. Hubert Damisch, préface à Rosalind Krauss, Le Photographique, Macula, 1990. Retour au texte
      2. Jacques Roubaud, L'Invention du fils de Leoprepes. Poésie et mémoire, Circé, 1993. Retour au texte
      3. Pierre Lévy, Les Technologies de l'intelligence, La Découverte, 1990. Retour au texte
      4. Jacques Roubaud, op. cit. Retour au texte
      5. Jean Starobinski, Largesse, exposition au musée du Louvre, Réunion des musées nationaux, 1994. Retour au texte


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