| Artifices 4 | du 6 novembre au 5 décembre 1996 | Salle de la Légion d'Honneur, Saint-Denis |

Le laboratoire théorique: Incidence des modèles technologiques sur l'art contemporain

      mardi 12 novembre 1996

      Frontières de l'art et du social: Paul Ardenne (historien d'art), Pierre Lévy (professeur au département Hypermédias à l'université Paris 8), Jean-Claude Moineau (assistant en arts
      plastiques à l'université Paris 8), Marion Laval-Jeantet et Benoît Mangin (Art
      orienté objet)

      Présentation et modération de Jérôme Glicenstein (PRAG au département Arts
      plastiques à Université Paris 8).


Jérôme Glicenstein:

Pierre Lévy va nous parler d'un thème qu'il a repéré dans les questions récentes ayant trait au développement de la musique techno, en terme de mouvements indéterminés et de flux.


Pierre Lévy:

Je voudrais essayer, puisqu'il s'agit des frontières de l'art et du social, de caractériser l'originalité de la musique techno, de la musique à support numérique, dans son fonctionnement social, dans la relation qu'il y a entre les créateurs et entre les créateurs et les auditeurs. Pour cela, je voudrais essayer de la mettre en perspective avec les régimes de transmission antérieures. On peut dire que, dans les sociétés de culture orale, la musique se reçoit par écoute directe, elle se diffuse par imitation, et elle évolue par ré-invention de thèmes ou de genres qui sont généralement immémoriaux. Et peut-être que le personnage le plus important dans ce mode de transmission de la musique, c'est l'interprète. C'est difficile d'identifier un auteur en régime de musique purement orale. Bien entendu ça ne veut pas dire qu'il n'y en a pas mais c'est l'interprète qui est le personnage important. A partir du moment où on a généralisé l'écriture de la musique, évidemment il y a une forme de transmission tout à fait différentes, même si l'ancienne continue à exister. Mais celle qui passe par l'écriture ne se fait plus de corps à corps, ou de l'oreille à bouche, ou de la main à l'oreille, mais elle passe notamment par le texte. Et il commence à y avoir une relation très spéciale qui est celle de l'interprétation d'un texte. Donc, finalement, l'actualisation sonore d'un texte. Cela s'accompagne d'un dédoublement de la transmission, le compositeur devient un des personnages centraux, plus que l'interprète. Et en même temps, il y a une évolution historique de la musique. Vous reconnaissez une musique médiévale, baroque. Chaque époque a un style. Quand vous écoutez des airs de la tradition orale, pas exemple un raga indien, ce n'est pas daté, c'est un genre et le genre est immémorial. Donc il y a un rapport entre cette notion d'auteur, cette notion d'historicité et la notion de l'écriture. Il y a un nouveau bouleversement des modes musicaux avec l'enregistrement. L'enregistrement va fixer l'interprétation et en même temps ça ne sera plus ce couple écriture/interprétation, qui va être central, mais directement ce qui va se passer dans le studio d'enregistrement. Et même on peut dire, à la fin des années 60, années 70, l'original, c'est ce qui est enregistré. Ce qu'on va jouer en concert va d'imiter ce qui est produit par le principal instrument réel, qui est le studio d'enregistrement multipistes. Il y a de véritables traditions d'enregistrement qu'on peut reconnaitre dans le jazz, dans le rock.

Que se passe-t-il aujourd'hui, pour en venir à la musique techno?
Il y a encore une mutation dans la pragmatique de la création et de l'écoute musicale. D'abord, peut-être un des premiers effets de la numérisation de la musique, c'est de mettre le studio d'enregistrement, qui était devenu le principal méta-instrument, à la portée économique et technique des musiciens, et de leur donner une certaine autonomie par rapport aux maisons de disques, aux studios d'enregistrement et à la plupart des intermédiaires. Ce qui qui vient d'être dit est du côté de la production. Pour la diffusion, maintenant, la musique peut être diffusée par le réseau, en tout cas elle le sera bientôt. Cette fameuse désintermédiation dont on parle, elle se retrouve dans la musique. Mais ce qui m'intéresse le plus, c'est le fait que dans le genre techno et dans tous les sous-genres de la techno, les musiciens produisent leur musique à partir d'un échantillonnage ou d'un sampling, d'un ré-arrangement des sons et des morceaux. Ces sons sont prélevés sur le stock des enregistrements disponibles. Les musiques, qui sont faites à partir d'échantillonnages et de réarrangement, vont être à leur tour l'objet d'un nouvel échantillonnage, de mixages et de transformations de la part d'autres musiciens. On a une sorte de processus récursif sur un objet sonore qui passe de main en main. C'est comme si on avait une sorte de flux musical ininterrompu en transformation permanente, alimenté par l'ensemble de tous les enregistrements qui existent, qui peuvent bien sûr à tout moment être numérisés et être pris dans ce flux. Il faut se représenter une mémoire commune qui fonctionne en même temps comme un flux dans lequel chaque musicien est une sorte d'opérateur, une espèce de flux collectif qui circule d'un musicien à l'autre et que chacun transforme. C'est une manière de "faire transmission" ou de "faire tradition" qui est tout à fait originale, puisque ce n'est plus seulement, comme dans la tradition orale ou d'enregistrement, une répétition ou une inspiration à partir d'une écoute, ce n'est plus seulement, comme dans la tradition écrite, le rapport d'interprétation qui se noue entre la partition et son exécution, ni cette relation de référence, de progression, d'invention compétitive qui va se jouer entre les compositeurs et qui produit l'historicité de la musique.

On a maintenant un acteur collectif de création dont chaque micro-auteur prélève une matière sonore sur un flux qui est en circulation dans un grand réseau techno-social.C'est comme une sorte de matière première faite d'oeuvres! Cette matière première va être travaillée, elle va être réinjectée sous forme de produit fini, ou sous forme d'oeuvre. Mais l'oeuvre n'a pas grande importance, puisqu'elle est la même chose que la matière première. Ce qui compte beaucoup plus c'est l'événement, pendant lequel la musique retravaillée sera réinjectée, dans le cours d'une rave-party ou grâce à de petits enregistrements qui circulent. Il y a des enregistrements mais le but n'est pas l'enregistrement, le but c'est de faire événement à l'intérieur de ce flux musical en transformation permanente. Évidemment, après on fait des compiles qui peuvent être reprises dans le circuit traditionnel de l'enregistrement, mais l'esprit dans lequel c'est fait est différent. Dans ce type de tradition, qu'on peut appeler tradition numérique, les créateurs sont en relation très intime les uns avec les autres, puisque le lien entre les gens est tracé par la circulation du matériau musical ou sonore lui-même, et pas seulement par l'écoute, l'imitation, l'interprétation, etc.. même si ces éléments existent toujours. Le lien, paradoxalement, est beaucoup moins virtuel, puisque c'est le matériau qui circule entre les gens, il est beaucoup plus concret. Il en est un peu comme des dites communautés virtuelles, qui sont en fait des actualisations ou des concrétisations de communautés qui étaient virtuelles avant le réseau. Plutôt que de revenir toujours aux mêmes vieux débats sur les anti et les pro-techniques, j'ai voulu proposer une hypothèse sur l'originalité du lien entre les créateurs dans la tradition numérique.


Jean-Claude Moineau:

Pour moi la question sociale est constituée par l'"arrivée" même des nouveaux médias que certains peuvent remettre en cause en tant que médias : s'agit-il encore de médias, la société actuelle peut-elle encore ou non être caractérisée en tant que société des médias?. Tel est le véritable fait de société qui concerne tous les arts aujourd'hui et par rapport auquel ceux-ci sont amenés à se positionner : on ne peut pas ouvrir une revue d'art sans qu'il soit question de l'arrivée des hypermédias, des autoroutes de l'information, des réseaux... C'est un problème qui questionne le "monde (social) de l'art". De quelle nature est ce fait social, s'agit-il d'un changement de "paradigme social", passe-t-on d'une société des médias, autrement dit de la société du spectacle, à un autre type de société? Toujours est-il que l'art s'en trouve interrogé, remis en question, comme cela avait été le cas, sur un autre plan, historiquement, avec l'apparition de la photo qui était venue aussi bousculer l'art, dans le cadre d'un phénomène social global, celui de la révolution industrielle, si tant est que ce phénomène ait existé, puisqu'il est lui-même remis en question par les historiens. On peut considérer que ce que l'on continuera à appeler, pour simplifier, la révolution industrielle, était historiquement venue secouer complètement le "champ artistique" de l'époque, si tant est, là encore, qu'il y avait déjà "champ artistique", que le "champ artistique" ne s'est pas constitué en réponse à cet ébranlement. L'avènement du monde moderne issu de la révolution industrielle, et, en particulier, celui de la photo avaient alors provoqué, pour le principal, trois types de prise de position. Premièrement la position de ceux qui se bornaient à rejeter purement et simplement la photo, voire le monde moderne dans son ensemble, le pôle académique. Deuxièmement la position de ceux qui se bornaient à prendre fait et cause pour la photo, pour le monde moderne, pour le monde industriel, pour la culture industrielle qui était en train de naître. Et enfin,par opposition à ces deux prises de position qui, à mon sens, n'en étaient pas, qui se bornent à rejeter ou à adhérer sans plus, ce qui m'intéresse, c'est la troisième position, ce que l'on entendait par modernité à l'époque, "modernité" ne se confondant pas avec "moderne", la modernité n'étant pas simplement le substantif dérivé du terme "moderne", la modernité étant en décalage par rapport au moderne, constituant justement le fait de se positionner, d'adopter effectivement une position, une attitude.

Comme l'indique Foucault, la modernité, c'est le fait de se positionner par rapport au moderne. Et tel a été, historiquement, le sens de la modernité, même si aujourd'hui on est très sceptique, à juste titre, par rapport aux solutions effectivement proposées par le modernisme. Mais la modernité, c'était, fondamentalement, le fait de cette prise d'attitude. L'apparition du cinéma n'a pas, quoi qu'on ait pu en dire, provoqué de crise nouvelle. Quant à l'apparition de la vidéo, si elle est certes venue mettre le cinéma en crise, elle n'a pas mis en crise les arts de façon générale. La vidéo n'a pas constitué un facteur comparable à l'avènement historique de la photo. Elle a seulement entraîné l'apparition à retardement d'une soi-disant modernité cinématographique, pour contrebalancer à la fois la vidéo et la télé, lesquelles sont deux choses distinctes.(cf Moineau Jean-Claude, "Who's afraid of video?", in Giallu, revue d'art et de sciences humaines n°5, Ajaccio, 1995). Ce alors que le problème se pose de manière beaucoup plus cruciale aujourd'hui avec les hypermédias et tout ce qui va avec, beaucoup plus qu'avec les images numériques en tant que telles. L'art informatique existe depuis longtemps sans que cela ait mis en crise en quoi que ce soit le monde de l'art, alors qu'actuellement il est quantité de membres du monde de l'art qui se sentent concernés. Et l'on retrouve les mêmes "positions" que lors de l'émergence de la photographie. On a la position quasi-utopique consistant à prendre fait et cause comme Pierre Lévy...


Pierre Lévy (2): Je l'attendais!


Jean-Claude Moineau:

Et puis il y a aussi la contre-utopie de Virilio et autres. Mais ce qui, quant à moi, m'interroge, c'est, là encore, la possibilité d'une "troisième position" qui, seule, constituerait une authentique position. Si l'émergence des réseaux constitue, aujourd'hui, le fait moderne par excellence, notre moderne à nous, qui n'est plus celui de Baudelaire et de la révolution industrielle, est-il possible, par delà les deux attitudes, ou, pour reprendre la terminologie de Foucault, "non-attitudes" les plus fréquentes aujourd'hui, celles se bornant à aller dans le sens de ce qui est moderne et celle se bornant à adopter vis-à-vis du moderne une "attitude" réactive au sens que dénonçait Nietzsche, même si lui-même entendait dénoncer le moderne, est-il possible, donc, par-delà ces deux modalités qui ne sauraient constituer d'authentiques "attitudes de modernité", d'adopter une nouvelle attitude de modernité, attitude de modernité, qui de surcroît, ne se bornerait pas à être la synthèse des deux précédentes ou leur neutralisation réciproque? Est-il encore possible, d'adopter en rapport à la condition moderne ou, si l'on préfère, "post-moderne"qui est la nôtre une attitude de modernité propre, ou, si l'on préfère, de "post-modernité".
Si, comme dit Baudelaire, chaque époque a eu son moderne propre, l'attitude de modernité, dit Foucault, doit nécessairement se modifier historiquement. Chaque époque aurait donc son attitude de modernité propre et nous-mêmes pourrions avoir notre propre attitude de modernité, peu importe qu'on l'appelle attitude de modernité ou attitude de post-modernité... .


Pierre Lévy
: Si toute époque a eu sa modernité, toute époque a donc eu son post-moderne.


Jean-Claude Moineau:

Ce que je disais, ce n'est pas cela. Je me suis borné à dire que toute époque a eu son moderne propre, que ce que Lyotard a appelé la condition post-moderne, c'est notre moderne à nous, et que l'on peut s'interroger s'il ne convient pas alors de construire une distinction entre post-moderne et post-modernité de même nature que celle que l'on opère classiquement depuis Baudelaire entre moderne et modernité et assimiler la post-modernité à l'attitude de modernité qui serait à prendre par rapport au post-moderne. Ce à l'encontre de Lyotard qui a cherché, par la suite, avec de bonnes raisons pour cela, à dépériodiser les notions de modernité et de post-modernité. A moins, précisément, que, par rapport à un même moderne sans qu'il soit pour autant nécessaire de parler d'époque ou de période, le moderne s'identifiant, comme le dit Baudelaire lui-même, à ce qui est transitoire, passager on ne puisse distinguer plusieurs attitudes de modernité, attitude moderniste, attitude post-moderniste, voire attitude avant-gardiste... Ou encore que la post-modernité ne signifie quelque chose de beaucoup plus "dramatique", l'impossibilité, aujourd'hui, d'adopter par rapport au moderne et par rapport aux nouveaux médias, une quelconque attitude de modernité.

Ce qui, en tout cas, est certain, c'est que, dans la mesure où la modernité est en crise depuis pas mal d'années, les solutions du type du modernisme historique ne sont plus acceptables aujourd'hui. Elles ont été largement critiquées. Il n'est pas question de ressasser éternellement les mêmes errements. Le cinéma moderniste n'a pas arrêté la crise du cinéma. Tel est pourtant le défaut des thèses de Bourriaud dans son texte du catalogue de la Troisième Biennale de Lyon, lorsqu'il s'efforce de définir lui-même une tierce position, ce qui est à mettre à son actif, mais tierce position s'incarnant en des artistes, qui pour décrypter les principaux effets de la révolution informatique, devraient a priori se garder d'utiliser l'ordinateur. Soit le retour insidieux à la sacro-sainte autonomie moderniste, que Bourriaud entend pourtant critiquer. La solution préconisée par Bourriaud n'est rien d'autre qu'un remake de la solution proposée historiquement par le modernisme et dont tout le monde reconnaît aujourd'hui qu'elle a échoué. On ne saurait aujourd'hui s'en tenir à de telles prétendues solutions qui ont mené à des impasses et c'est bien cela qui complique les choses, qui fait que la question se pose de savoir si une attitude de modernité est encore réellement possible. Et ce d'autant plus que l'autonomie moderniste, c'était, outre l'autonomie des "médias traditionnels" par rapport aux "nouveaux médias", l'autonomie, telle que postulée notamment par Adorno, d'un prétendu "art authentique" par rapport à l'art de masse en train de prendre son essor: l'art de masse était l'art moderne en tant que tel et l'art authentique, même lorsqu'il ne se confondait pas avec l'art académique, était la position de repli. Or, là encore, aujourd'hui, personne ne saurait plus s'en tenir à une telle opposition.


Pierre Lévy
:

Cette grande division aussi nette entre un monde pré-moderne et un monde moderne, c'est quelque chose qui peut être remis en question.


Jean-Claude Moineau:

Je n'ai pas encore abordé ce point mais, effectivement, l'une des tentatives de réponses donnée aujourd'hui à l'émergence des nouveaux médias, faute de pouvoir reprendre telle quelle la pseudo-solution moderniste, c'est d'effacer la rupture, ce que j'appelle "stratégie faible" ou "attitude faible" de modernité. Réponse formulée notamment encore par Bourriaud en personne qui ne se borne pas à continuer à revendiquer l'autonomie mais semble hésiter, d'un texte à l'autre, entre autonomie et continuité. Telle avait déjà été, il y a quelques années; la thèse de Peter Galassi à propos de la photographie, qui parlait de "pré-photographie". De même, que selon Galassi, la photographie aurait existé bien avant l'apparition technique de la photographie, l'interactivité aurait existé à sa façon longtemps avant l'apparition des nouvelles technologies interactives. La réponse consiste alors à nier qu'il y ait coupure, autrement dit à nier qu'il y ait problème. Qui plus est, l'art aurait "de tout temps" anticipé sur les "nouveaux médias" qui n'auraient donc rien de nouveau.

Mais il est une autre coupure que l'art récent a pu également chercher à remettre en cause, celle à laquelle avait abouti la modernité, formulée par Adorno et autres, entre le soi-disant "art authentique" et la culture industrielle, la culture de masse, voire la culture tout court. Aujourd'hui, dans la mesure où une telle distinction est, sinon résolue, du moins devenue problématique, le fait même de pouvoir maintenir une distinction entre l'art qui chercherait à adopter une attitude de modernité face à l'avènement des nouveaux médias et l'"art technologique" qui se contenterait, "à la Semper", d'être le produit de déterminations technologiques du "moment", n'est absolument plus évident.

Peut-on même encore parler de "monde de l'art"? Paul Devautour, qui cherche pour sa part surtout à effacer la distinction non moins traditionnelle entre producteurs, récepteurs et "médiateurs" de l'art, parle quant à lui de "réseau de l'art", notion qu'il tend à substituer tant à la conceptualisation en termes de "champ de l'art" due à Bourdieu qu'à la conceptualisation rivale, en sociologie, en termes de "monde de l'art" due à l'école de Chicago. Or précisément, sur ce point, il y avait déjà conflit entre la conception développée par Bourdieu et celle développée par l'école de Chicago. Alors que, pour Bourdieu, le champ de l'art ne se constitue que relativement tardivement, en rapport avec la genèse de la notion de modernité, la modernité consistant en une institutionnalisation relativement autonome vis-à-vis du politique, de la "sphère de l'art" sphère au demeurant à constitution elle-même relativement récente, pour l'école de Chicago, il y a toujours eu monde de l'art, davantage englobant, et reposant non comme pour Bourdieu sur des relations de concurrence, de conflit, mais sur des relations de coopération, de concours, davantage consensuelles, un peu "à l'eau de rose", plus proches en tout cas de celles invoquées par Devautour, mais non sans que celui-ci marque une certaine hésitation entre continuité et discontinuité historiques, pour ce qui est de ce qu'il désigne comme le "réseau de l'art".

Mais, surtout, la notion de "réseau de l'art", tout comme celle de "monde de l'art", même si c'est moins fortement que celle de "champ de l'art", reste toujours subordonnée à l'idée moderniste par excellence et qui me semble hautement contestable d'autonomie de l'art (sans que, pour autant, il suffise d'opposer à celle-ci la simple hétéronomie pré-moderne : ce qu'il convient de penser, c'est le double statut, à la fois autonome et hétéronome, de l'art). Ce alors que l'intérêt de la notion de réseau, sans spécification aucune, c'est précisément de pouvoir mettre en relation ce qui est art et ce qui ne l'est pas. Le réseau, que ce soit sur le Net ou ailleurs, permet de relier des choses qui peuvent ou non être artistiques, sans distinction. cf. Jean-Claude Moineau, Le réseau de l'art, Villa Médicis, février 1996.


Jérôme Glicenstein:


Comment se positionnent les artistes par rapport aux nouveaux médias?
Étant donné qu'il y a ceux qui sont partisans des nouveaux médias quoiqu'il arrive, d'autres qui s'y opposent quelles que soient les conditions et qu'éventuellement la modernité s'est posée dans cet entre-deux. Quelle peut-être l'attitude des artistes d'aujourd'hui face aux nouveaux médias et face à cette indistinction que pose notre modernité ou notre post-modernité entre un art qui serait d'élite et un art de masse. Je donne la parole à (Art orienté objet) qui relance la question d'un point de vue artistique. Donc la parole aux artistes:


Benoît Mangin (Art orienté objet):

Pour nous, il y a quelque chose dans la manière dont la question est posée qui diffère un peu de notre approche: on avait l'impression, à travers les interventions qu'on a entendues et puis ce qu'on a pu lire sur la base de données préalables à cette table ronde, qu'à travers la question des frontières de l'art et du social, on envisageait les modèles technologiques du seul point de vue des modèles communiquants, qu'on s'attachait essentiellement aux problèmes de communication. Notre expérience mettrait en avant une position relativement plus "autistique" dans la mesure ou ce ne sont pas tant des problèmes de communication qui sont posés que des problèmes d'extension du corps, plus généralement liés à ce qu'on pourrait appeler des appareils prothétiques. Je me base pour dire cela sur l'expérience que nous avons menée aux USA près de Boston, qui consistait en quelque sorte à mettre en perspective la possibilité pour l'artiste d'être un acteur social. Il s'agissait de s'infiltrer dans un groupe de volontaires de différents âges qui se soumettent chaque année à des contrôles médicaux de manière à constituer des bases de données sur ce qu'on appelle la-bas l'histoire naturelle du corps. Ce sont des processus de contrôle, de suivi permanent, d'un certain échantillonnage de personnes "représentatif" afin d'obtenir un suivi de la manière dont les gens vivent et dont ce mode de vie peut avoir une incidence sur les principales maladies : cancers et accidents cardio-vasculaires; en marge de cette expérience d'immersion personnelle à l'intérieur de ces études, on a développé des relations avec une partie du MIT a Cambridge, le Medialab, où un groupe de chercheurs travaille d'une manière très concrète sur des nouveaux types d'interfaces homme-machine dans un sens qu'ils appellent l'ordinateur affectif: il s'agit de rendre les ordinateurs répondants aux manifestations physiologiquement exprimées des émotions des utilisateurs. En gros, cela ira d'applications technologiques très simples et très banales, comme une ceinture de sécurité qui en se refermant sur vous sentira dans quel état vous êtes et vous conseillera ou vous déconseillera de prendre votre voiture, à des choses qui sont beaucoup plus intéressantes pour nous sur le plan artistique parce que touchant aux réponses émotionnelles éventuelles à des dispositifs artistiques..


Marion Laval-Jeantet (Art orienté objet):

Nous avons commencé à envisager la manière dont ces nouvelles technologies pouvaient enrichir l'oeuvre d'art aujourd'hui, sachant qu'il s'agit de technologies appliquées directement au corps, qui n'ont en conséquence pas grand-chose à voir avec les phénomènes de réseaux et de communication. C'est un travail que nous avons mené avec une certaine perplexité car nous nous demandions dans quelle mesure l'usage de l'art pouvait effectivement appliquer ou plutôt créer une collision entre ces deux champs. Le processus de travail que nous avons engagé est complètement expérimental, puisque nous avons été invités, au sein de ce laboratoire, pour une spécificité quasiment technique aux yeux des chercheurs: la manière dont l'expérimentation de l'art d'un point de vue relativement classique qui serait l'usage récurrent d'images, de sons, de formes etc. liés à un certain nombre de connotations, de narrations, de fictions pourraient nous avoir donné un acquis, acquis dont les techniciens puissent faire usage dans l'application de leurs nouvelles technologies. Il s'agit donc d'une espèce d'intervention à mi-chemin entre le problème de l'art et du social, car le laboratoire utiliserait aussi l'artiste comme un intervenant quasi-scientifique, avec comme contre-partie la possibilité pour les artistes d'utiliser ces techniques à des fins "créatives". L'ensemble est quelque chose qui ne va pas nécessairement être de l'ordre de la prothèse corporelle puisque nous nous apprêtions a créer un film dans lequel la réactivité du spectateur soit prise en compte pour modifier la narration du film et introduire un phénomène aléatoire, mais il est évident que par rapport à notre pratique artistique il s'agit tout aussi bien d'une réflexion d'ordre scientifique que de la réalité d'une oeuvre.

Nous gardons une certaine distance quant à la manière dont effectivement ces nouvelles technologies peuvent modifier le statut de l'oeuvre, car en l'occurrence il n'y a pas en jeu de réseau de communication nouveau qui puisse modifier l'appréhension qu'on a de l'oeuvre. La seule modification est que ce type d'art prend une part active à un usage spécifiquement social, en ce sens il assume à peu près ce qu'on attend dans le futur de l'usage des ordinateurs, par rapport à la fonction citoyenne. D'une certaine manière, l'ordinateur est pris notamment dans les recherches du Medialab et par un certain nombre d'utilisateurs américains, non pas comme un processus de communication, mais comme une possibilité de pallier l'absence de communication et une possibilité de persister dans un circuit autonome. C'est une problématique tout à fait différente de la problématique soulevée par la musique techno. L'évolution de l'usage social envisagée dans ces processus technologiques consiste a concevoir la machine comme une prothèse, et non comme un moyen de communication, donc comme une manière de pouvoir vivre avec une autonomie accrue, une individualité accrue.


Benoît Mangin (Art orienté objet):

Le but de ce laboratoire est d'évoluer vers des ordinateurs qui ne soient plus poses sur des bureaux, mais de plus en plus portables, "mettables" plus exactement (wearable) ; leur but ultime affiche, lorsqu'on les pousse dans leurs délires les plus fantasmatiques, étant l'implant comme résumé total de la philosophie qu'ils aimeraient appliquer a l'interface homme-machine. A titre d'exemple, cette possibilité d'etre équipé d'un ordinateur qui reconnaisse a votre place un individu que vous avez vu une ou deux fois dans votre vie et qui vous conduise a lui dire bonjour, ce qui sous-entend évidemment que vous ne lui auriez pas dit bonjour si vous n'aviez pas une motivation a lui dire bonjour, motivation qu'aura analysée l'ordinateur dans le cadre de votre "stratégie de communication".


Jérôme Glicenstein :

Après cet exemple artistique qui n'est pas artistique au sens traditionnel, la question est: est-ce que le réseau permet l'art ou est-ce qu'il est en contradiction avec le fait artistique tel qu'il est connu jusqu'à présent? Y-a-t-il un contact transparent entre l'art et le social?


Paul Ardenne:

Une interrogation liminaire, relativement au thème proposé. Qu'est-ce aujourd'hui que le "social"? question à laquelle on pourrait ajouter celle-ci, qu'est-ce que l'art, et au-delà, est-ce que l'art partage une frontière avec l'espace social?, l'art a-t-il un destin de socialité? voire, la société actuelle a-t-elle besoin de l'art?
Toute la question est là, en l'occurrence, de nature nominaliste, liée à une affaire de définition: l'art envisagé en fonction de la question de sa "destination sociale" (l'expression est de Proudhon, elle n'est pas innocente, elle suppose d'emblée que l'art soit tiré hors de la sphère du démiurgisme intime, du travail pour soi qui est au coeur de l'idéologie romantique de la création artistique. Le plus clair du temps, jusqu'au XIXe siècle, la destination sociale de l'art ne fait aucun doute, ni même l'objet d'aucune contestation: ainsi de la prise en charge de la représentation du sacré par l'art dans les sociétés primitives, ou de celle de la représentation de l'esthétique que chérissent les élites au temps de l'art classique. En la matière, de concert avec l'émergence de la modernité, le XIXe siècle enregistre toutefois une évolution décisive et irréversible. D'une part, on y constate le déclassement graduel des genres et des conventions esthétiques; d'autre part, la dissolution du système de commande et de l'atelier, et parallèlement, la dissémination du statut de l'artiste lui-même, un artiste porté dorénavant à une indépendance croissante. La dimension sociale de l'art à compter du XIXe siècle devient problématique pour cette raison même: la possibilité de la liberté sociale et esthétique de l'artiste. Étant bien entendu que cette liberté autorise l'artiste à aller vers le social autant qu'à lui tourner le dos. Pour le premier cas aller vers le social, citons Courbet, peintre du réalisme. Dans le second cas oublier le social, on consignera l'art romantique, mais aussi l'impressionnisme qui pose certes un regard sur le réel mais que conditionne la question de la perception sensitive de la lumière, le symbolisme et ses dérivés plus ou moins convergents (le surréalisme), tout le vaste mouvement enfin de l'art que meut la quête de sa propre autonomie (cubisme, abstraction sous ses formes diverses, par exemple). Les deux possibilités sont largement offertes par l'histoire.

Cette évolution tracée, tentons d'apprécier quels dispositifs esthétiques génère à la fin du XXe siècle la question de la "socialité" de l'art, c'est-à-dire de sa représentation publique. Pour ma part, j'en relèverai quatre:
1. l'art de "non-socialité", comprendre: toutes les formes de création qui ne se destinent pas a priori à une représentation publique éminente, ou à la visibilité immédiate, "la société du spectacle" dont parle Debord n'est pas un état fatal du social: travaux d'un Leroy, d'un Klossowski, d'un Lucas L'Hermitte, d'un Convert;
2. l'art vivant de "socialité réelle", c'est-à-dire cette fois les créations tournées génériquement vers l'espace social: Fluxus, Léon Golub, Nancy Spero, Alfredo Jaar, Hans Haacke, Jenny Holzer...
3. l'art vivant de "socialité intégrée", dont Jean-Claude Moineau a parlé, à savoir celui que reconnaissent avant tout autre les institutions de type musée ou centre d'art, art dont la socialité est évidemment limitée et conditionnée par le resplendissement même de l'institution. Meilleurs exemples de cet art prétendument ouvert à l'espace social mais dont l'activisme ne se déploie guère au-delà du musée ou de ce qui en tient lieu : l'art conceptuel dans les années soixante, le courant dit de l'"esthétique relationnelle" ou encore le Museum in progress autrichien dans les années 90.
4. l'art vivant de "socialité diffuse", qui peut prendre plusieurs formes: celles de groupes d'artistes reproduisant des structures stables de type galerie ou centres d'art mais sans relever toutefois de l'obédience institutionnelle et dont la puissance en termes de lisibilité sociale est plus souvent plus aléatoire que réelle (Bank, Transmission, Blast X Foundation, Project Raum, N55...); celle de l'"esthétique de la communication" et des réseaux artistiques véhiculaires recourant aux nouveaux moyens offerts par les technologies de communication: une forme d'art ne diffusant pas par les canaux traditionnels de la visibilité, pour laquelle la géographie institutionnelle classique de l'art n'a plus aucun sens, pour laquelle encore l'espace même du monde donc du social, est complètement reformaté, la "visibilité" de l'oeuvre diffusée télématiquement n'étant pas confinée à l'espace géographique cloîtré du musée ou de la galerie d'art (d'une esthétique de la contemplation à une esthétique de la consultation).

Que retenir et que déduire de cette classification?
S'il y a une frontière entre l'art et le social, celle-ci est dans les faits diversement poreuse et tout aussi diversement appelée à être ou non franchie. Tantôt, l'art franchit cette frontière, tantôt il mime ce franchissement, tantôt il circulera sans s'occuper de savoir s'il y a ou non frontière... Une fois calibrés les rapports entre art et social, il reste évidemment un problème de taille, problème de définition, de nouveau. Qu'est-ce, en conséquence, que l'"espace social", ce territoire que l'oeuvre d'art, est appelée ou non à investir? L'"espace social", par tradition sémantique, c'est un espace clos où les conduites et l'action commune se dirigent vers une même destination, se nourrissent d'une même intention collective: réaliser la cité de Dieu dans les sociétés médiévales, par exemple, accomplir le règne des droits de l'homme dans la société démocratique née de 1789, etc. La "socialité", en conséquence, repose sur l'unité destinale, la notion fondatrice du bien collectif et la loi commune à laquelle consent le socius (l'"associé", au sens étymologique), la société se définissant traditionnellement comme une "association". Or que reste-t-il dans la société contemporaine, dans l'espace social aujourd'hui, de ce principe d'association? La réponse s'imposera à chacun d'elle-même, dans sa crudité: rien ou à peu près rien.

En quoi s'incarne, en effet, au contemporain, la socialité? Les réponses sont multiples, d'une multiplicité au demeurant plus problématique que flatteuse. Est-ce dans la "nation" politique? Dans l'"anti-nation" que constituent les abstentionnistes? Dans l'espace spectaculaire structuré par la télévision et les médias? Dans l'espace d'expansion, territorial ou mental, des fanatismes et des intégrismes religieux? Dans la culture des banlieues? Dans la liaison maffieuse comme nouveau système opératoire de relation? Dans tout cela à la fois, au juste, avec ce corollaire: il n'y a plus une socialité contenue dans un espace social unique mais bien plusieurs, qui structurent à leur tour des espaces constituant autant de territoires séparés. En corollaire, il n'y a plus d'agora unique, mais, en lieu et place, des théâtres éparpillés où se fragmente un espace social non plus homogène mais hétérogène et disséminé, espace social signalé par ses différences irréconciliables et ses velléités séparatistes.

Ce critère d'hétérogénéité du social est pour moi très important. Il y a sans conteste une dimension chaotique de la société contemporaine, dimension chaotique conduisant à une sorte de dispersion irrépressible de la société ce qui pose un problème quand à définir comment l'art affleure au social. De quel art parle-t-on, et de quel social? Ou est la frontière et quelle est-elle? De frontières art-social, en fait, il y en a beaucoup, et de très différentes. La manière dont le débat a été posé me gêne. Dire "art et social" postule à l'unité des deux composantes de la proposition. Or il n'y a pas d'unité. L'argument de l'unité ou d'une réalité collective et unanime est un argument caduque, pour les questions d'art comme pour les questions sociales. Le social contemporain n'est pas seulement un champ de conflits, ce qui serait normal, mais aussi une structure en implosion, s'effondrant sur elle-même, sans pôle de cristallisation ni réelle destinée politique collective. Le débat est délicat à mener pour cette raison déjà: à supposer qu'il n'y ait qu'une seule forme d'art (ce qui n'est évidemment pas vrai), encore faudra-t-il qu'il y ait aussi un seul social, une seule socialité, un unique espace social repérable aux contours tracés de manière telle et stable que l'art puisse prétendre y affleurer, faire frontière avec. Certes il y a de l'art qui se destine au social. Mais est-il aussi sûr que la société contemporaine ait besoin de l'art actuel? De l'art des nouvelles technologies comme de toutes les autres formes de l'art?

On est entré dans l'ère de la demande hypothétique de l'art contemporain. Il y a un art qui existe, il y a des artistes pour le créer, sous toutes ses formes, y compris technologiques. Mais je ne suis pas si sûr que la société le réclame à cor et à cri. Quant à l'art tel que le conçoivent aujourd'hui les artistes, je ne suis pas sûr qu'il soit adapté à la demande culturelle éclatée et protéiforme propre à la société diffractée dans laquelle on vit. Parler de l'art et du social, c'est évoquer la question d'une productivité sociale de l'art. Or je ne pense pas que cette productivité pour l'art contemporain soit réelle, je crois qu'elle est plutôt très superficielle. Dans un récent numéro du Monde, je lis que les utilisateurs de l'Internet se servent du plus sophistiqué de nos réseaux pour se montrer d'abord, se raconter eux-mêmes, de manière exhibitionniste et narcissique. Le réseau ne ferait que prolonger cette névrose narcissique à l'origine de l'art névrose, qui cherche toujours à être débrouillée et vaincue par la réalisation d'une oeuvre d'art, la réalisation de quelque chose qu'on pourra mettre en circulation. Je me pose une dernière question: le destin social de l'art, dans une société de la fractalité et de la sécession infinie telle que la nôtre, ne serait-ce pas enfin d'esthétiser l'autisme, stade suprême de l'individualisme?


Discussion


Paul Ardenne
:

En fait poser la question de la frontière entre l'art et du social contribue à monumentaliser ceux-ci, à donner à l'"art" et au "social" une sorte d'aura. Aujourd'hui, beaucoup de social existe, beaucoup d'art existe mais ces deux totalités ne se rencontrent et ne se recoupent que dans des proportions infinitésimales. Ce qui nous trompe souvent: la microposition, le microsystémisme, le fait que dans le système du monde de l'art, tout le monde est acquis aux mêmes idées ou à peu près. Il suffit de descendre chez sa concierge pour constater qu'elle, en revanche n'a jamais entendu parler de quoi que ce soit. Cela renvoie à la culture de masse dont parlait Jean-Claude Moineau tout à l'heure.


Benoît Mangin:

La question posée selon moi était: les frontières non pas entre l'art et le social mais bien les frontières de l'art et les frontières du social. Cela posait deux entités qui pouvaient être tout a fait distinctes et ne jamais se rencontrer. Je ne l'ai pas comprise comme la frontière entre l'art et le social. Toute liberté nous était donnée de considérer que l'art et le social pouvaient ne jamais se recouper.
Ce qui m'intéressait justement c'est que le social, comme vous l'avez dit, est quelque chose de très flou, comme l'art finalement. A partir du moment où on sort du politique, on rentre dans le social. D'autre part, par rapport à ce que vous avez dit tout a l'heure, je pense que, si on veut revenir sur des prises de position historique, Delacroix n'avait pas l'impression de participer à un combat social, mais à un combat politique et historique. Je pense qu'il y a une fracture dans le monde moderne entre la manière dont des gens sont impliqués au premier chef dans le social, peuvent considérer les événements sociaux et les batailles sociales, et la manière dont les intellectuels, les artistes peuvent les rejoindre; cette fracture s'est déjà exprimée en 1968, aux lendemains des accords de Grenelle, et il n'y a pas de raisons pour lesquelles cela se soit passé différemment lors des derniers grands événements sociaux.


Jean-Claude Moineau:

Art et social, cela ne veut pas simplement dire art engagé, art au service du pouvoir ou au service des luttes de pouvoir. Ce que montre Haacke, qui est pourtant, avec son compère Bourdieu, un partisan résolu de l'autonomie, c'est que tout art est social, que l'art le plus autonome, au sens moderniste, est toujours un art social. Adorno allait jusqu'à faire de l'autonomie le garant de l'opposition à la société en place, par rapport à l'hétéronomie de l'art de masse, au service du pouvoir en place. L'autonomie n'est en fait pas plus que l'hétéronomie en soi la garantie d'une quelconque prise de position sociale, dans un sens ou dans l'autre. Le problème du rapport art/social, ce n'est pas seulement le fait d'une prise de parti social. L'ignorance des masses en matière d'art moderniste fait partie du caractère social de l'art moderniste. Encore s'élaborèrent historiquement, comme je l'ai dit précédemment, d'autres attitudes que l'attitude moderniste.
Le projet avant-gardiste, l'attitude avant-gardiste, rejetait bien entendu l'autonomie moderniste, entendant faire marcher ensemble avant-garde artistique et avant-garde politique. Mais le projet avant-gardiste a tout autant échoué que le projet moderniste. Les auteurs qui se sont penchés ces dernières années sur la question font de plus en plus état d'une pluralité de modernités, d'une pluralité d'attitudes de modernité. Mais toutes ne s'en avèrent pas moins, à différents titres, avoir échoué. Le problème, aujourd'hui, est de tenir compte de l'échec des différentes attitudes et stratégies de modernité qui ont pu être adoptées, attitude avant-gardiste comprise (même si l'attitude avant-gardiste est peut-être davantage attitude prise par rapport au modernisme que par rapport au moderne en tant que tel).Foucault a lui-même cherché à proposer une nouvelle attitude de modernité.

L'idée de Foucault, c'est que les frontières qui nous ont été léguées par l'histoire de la philosophie, par l'histoire de la pensée, notamment par Kant, comme infranchissables dans l'absolu (encore que Kant lui-même hésite à caractériser ces frontières comme absolues ou comme historiques), peuvent s'avérer désormais franchissables (encore que franchir une frontière ne signifie pas pour autant la supprimer). Le problème, dès lors, ce n'est plus de veiller à respecter scrupuleusement les frontières telles qu'elles ont été posées historiquement, en particulier la façon dont les frontières de l'art et du social ont pu être posées historiquement par le modernisme (qui les a posées comme s'il s'agissait de frontières absolues, ontologiques), c'est de chercher dans quelle mesure l'art peut passer outre (sans pour autant effacer définitivement les dites frontières). Ainsi la techno, dont a parlé tout à l'heure Pierre Lévy passe-t-elle par delà les frontières traditionnelles du soi-disant art authentique ou art d'élite et du soi-disant art de masse. L'art techno qui ne se confond pas avec l'art technologique n'a rien de socialement engagé mais, dans l'art techno, il y a bien quelque chose qui passe les frontières, à commencer par les frontières musicales.


Pierre Lévy:

Moi, j'avais compris le thème d'une manière complètement différente. Pour moi, c'était le processus social de l'art, la dimension collective de la création et la manière de goûter les oeuvres; j'ai parlé du processus de création dans la musique techno qui est à la fois récursif et collectif, parce que j'y voyais en même temps un processus social médié par les mémoires numériques, les instruments de communication et de production numérique. Ce travail du collectif dans l'art, il n'est pas seulement présent dans la musique, mais aussi dans ce qui prendra la forme d'un hyperdocument, d'un monde virtuel ou d'un site web.
Je ne sais pas si c'est toujours "de l'art", mais il y a certainement dans ce domaine beaucoup de prétentions esthétiques. On constate une sorte d'indistinction entre la lecture et l'écriture dans les processus mêmes de consultation d'un hypertexte. Un hyperdocument étant donné, même s'il n'y a pas moyen d'agir sur les liens, le fait de consulter d'une manière ou d'une autre, c'est déjà intervenir dans le plan du texte, c'est déjà participer à l'édition d'une certaine manière. Il y a de nombreux cas où est organisée une véritable élaboration collective du document, quand les gens sont en réseau. Au temps de "Immatériaux" il y avait cette expérience de lecture-écriture qui était expérimentale à l'époque et qui est devenue banale, très répandue aujourd'hui. Même en ce qui concerne l'image, il y a les mondes virtuels où chacun peut contribuer à modifier un environnement commun. Beaucoup de gens disent qu'une des figures de l'artiste au XXIe siècle, ce sera "l'ingénieur de monde". L'ingénieur de monde propose un environnement de communication, de pensée, de création, de production sémiotique collectif, que des gens vont habiter en participant à l'accomplissement d'un processus social. Le fait d'habiter ces mondes va contribuer à les actualiser, puisqu'ils ont une dimension virtuelle. L'ingénieur de monde est comme un architecte qui va proposer un monde pas tout à fait actualisé, virtuel, et qu'un processus social actualise. C'est déjà ce qui se passe dans The Place, c'est comme un lieu symbolique dans lequel vous vous promenez. De manière symptomatique, cette direction est explorée par des créateurs de jeu plus que par des artistes.


Jean-Claude Moineau:

La formule de l'artiste-ingénieur de monde rappelle un peu trop à mon sens les slogans avant-gardistes d'antan. Mais précisément, le problème se pose de savoir s'il y a rupture ou pas. On voit resurgir aujourd'hui un type de discours que l'on avait déjà entendu dans les années soixante, lequel a déjà pu être dénoncé comme "néo-avant-gardiste". Notamment discours sur la participation, sur l'oeuvre ouverte, sur l'oeuvre indéterminée etc. Mais, à l'époque même, ces notions avaient déjà été critiquées comme insuffisantes, la notion d'oeuvre indéterminée, que l'on confond aujourd'hui allégrement avec celle d'oeuvre ouverte, entendant elle-même s'en prendre aux carences de la notion d'oeuvre ouverte. Quant à la notion de participation qui avait toujours été rejetée tant par un Brecht que par un Cage , on sait quel destin politique elle a eu. L'interactivité se bornerait-elle à la simple reprise de ces notions et, qui plus est, reprise non critique?


Pierre Lévy
:

"L'oeuvre ouverte" de Eco est ouverte à l'interprétation du lecteur ou du spectateur. Dans l'oeuvre à support virtuel, il n'y a plus en face de nous l'ensemble de l'oeuvre, nous ne pouvons en "ouvrir" physiquement qu'une partie, et en l'ouvrant, nous l'actualisons, chaque fois d'une manière différente. La consultation est nécessairement et matériellement une actualisation. Cela n'a rien à voir avec l'oeuvre ouverte dont parle Eco. Par ailleurs, le fait que ce que je dis vous rappelle des souvenirs n'est en rien un argument valable contre ce que j'énonce.


Jean-Claude Moineau:

Dans l'oeuvre ouverte, il y a toujours des choix. Mais comme le reconnaît Pierre Lévy lui-même dans l'un de ses ouvrages, que ce soit l'interprète, le lecteur, le spectateur qui choisisse ou une machine, peu importe en définitive. Si importants soient les choix même si ceux-ci n'étaient le plus souvent que minimes, il y a toujours, en dernier ressort, maîtrise inentamée de l'auteur, de celui qui reste l'auteur de toutes les actualisations que l'on peut donner à son oeuvre. L'interprète, le lecteur, le spectateur... ou la machine ne font précisément qu'actualiser telle ou telle virtualité déjà prise en compte, sinon entièrement pré-pensée, par l'auteur, au point qu'Umberto Eco en venait à se demander si toute oeuvre n'était pas ou n'avait pas toujours été ouverte. Là encore hésitation entre rupture et continuité.


Pierre Lévy:

On peut critiquer les notions, mais il reste qu'il y a une extrême hétérogénéité des arts qui utilisent les nouvelles technologies. Il peut y avoir des possibilités d'actualisation minimale, et quelque chose qui est extrêmement pensé par l'auteur, il peut y avoir à l'opposé des créations de situations dans lesquelles l'indétermination est très grande, et où une large part est laissée à la co-construction. Il est difficile de parler de cela dans l'abstrait. Il faut l'étudier dans chaque cas.


Jean-Claude Moineau:

Justement il s'agit de penser ce en quoi on peut trouver en certaines travaux actuels, des choses qui ne se bornent pas à être simplement la répétition néo-avant-gardiste ou néo-néo-avant-gardiste de considérations des années soixante (même si, à l'encontre des thèses à ce sujet de Peter Bürger, la répétition peut prendre un caractère critique comme cela a été le fait du post-modernisme des Picture artists mis en avant par les rédacteurs de la revue October). En quoi certains travaux actuels déplacent-ils ou franchissent-ils les limites, les frontières, des positions dans lesquelles s'étaient enlisés certains travaux des sixties et qui, depuis cette époque, avaient été tenus pour infranchissables?


Jérôme Glicenstein:

Le thème, ce n'est donc pas la frontière mais les frontières au pluriel. Le social ne disparaît pas dans sa dissémination. A propos des réseaux, il se produit une transformation de la socialité produite par un certain type d'art technologique qui peut remettre en question ou questionner certaines définitions d'oeuvres d'art.
La remise en cause de la distinction entre auteur et spectateur, par ce certain type d'art technologique, est-elle une formulation contemporaine de la question du franchissement, du déplacement, des frontières de l'art et du social?
Il y a enfin un autre débat autour de la socialité de l'art à l'heure des nouvelles technologies, qui tient au nouveau mode de diffusion. L'art serait finalement diffusé par le biais des réseaux.
 C'est aussi un effet publicitaire. Cette question des frontières pose des questions et des manières de la comprendre.


Paul Ardenne:

On vit en direct les problèmes liés à l'esthétique et à la communication. L'artiste ingénieur des mondes, ingénieur des âmes, non. Est-ce que l'oeuvre d'art technologique modifie le concept d'oeuvre d'art, le concept même de réception de l'oeuvre d'art? Indifférenciation croissante entre le spectateur et l'auteur, en fait. Tous les artistes me paraissent être des ingénieurs de monde. Voir Nelson Goodman: tout art est une manière de faire des mondes. Chez Alberti, c'est une fabrique de monde autant que chez Poussin, chez Delacroix ou chez les artistes technologiques. La réception de l'oeuvre d'art technologique : ici, il y a une dissolution de la notion d'oeuvre d'art, dissolution liée à la réception propre à l'âge des nouvelles technologies. L'oeuvre d'art y est souvent appréhendée comme un spectacle, assimilée à une sorte de production visuelle de type distractif. Glissement d'une pratique d'art intensément vécue par les artistes à une pratique de consumation de l'ordre de l'entertainment. En ce qui concerne le rapport entre spectateur et créateur, je crois cependant qu'il n'a pas tellement changé, on est là dans l'éternelle logique économique de la demande symbolique. Aujourd'hui, une sorte d'illusion peut faire croire que quelque chose a muté en ce qui concerne la circulation de la réception et du don de l'oeuvre d'art. Mais tout est identique, pour l'essentiel. Une de mes réserves à l'égard des arts technologiques, c'est la question de l'aliénation. Dans la mesure, notamment, où l'outillage technologique est quelque chose de lourd, de complexe dans son maniement, et aussi parce qu'il y a une question d'accès. La géographie du réseau est une géographie du Nord. La communication est structurée en fonction du degré de richesse économique des États.


Pierre Lévy:

Quand je parle d'ingénieur de monde; le terme est employé de manière précise. Par exemple, dans les jeux de rôle en réseau sur Internet, il y a des gens qui programment l'univers dans lequel les autres vont pénétrer et qu'ils vont contribuer à construire effectivement. Les ingénieurs de monde sont ici les gens qui programment. Il faut regarder quelles nouvelles pratiques sont en train d'émerger plutôt que de se précipiter sur des jugements de valeur et des références "culturelles".


Paul Ardenne
: Dans les jeux, il y a toujours quelqu'un qui propose, le spectateur subit, la maîtrise est en amont.


Jean-Claude Moineau:

Un des problèmes que pose Pierre Lévy dans La Machine univers et que relève aussi Bourriaud, c'est que la participation et, à sa suite, l'interactivité impliqueraient la substitution, dans l'attitude du "récepteur" à l'égard de l'oeuvre, d'un rôle d'actualisation à un rôle d'interprétation, autrement dit que l'actualisation, si peu gratifiante soit-elle déjà pour le spectateur promu participant ou "interacteur" puisqu'elle peut tout aussi bien être assumée par une machine, marquerait la mort de l'interprétation. Or, le problème, c'est que c'était l'interprétation qui permettait jusqu'alors une certaine distance critique. Autrement dit la participation et l'interactivité impliqueraient la perte de toute distance critique, de tout positionnement critique, positionnement qui, ainsi que l'indique Habermas, est le fait du public en tant que tel. C'est, historiquement, la constitution du public en tant que public qui a permis le développement d'un rapport critique aux oeuvres. Sans doute, le spectacle demeure-t-il autonome par rapport au spectateur et a-t-il été critiqué pour cette raison, le spectateur n'en conserve pas moins la possibilité d'un certain rapport critique au spectacle. L'autonomie a du moins pour contrepartie la distance. L'esthétique, depuis sa constitution en rapport à celle du public, cela a été la sphère du jugement esthétique. Or voici que non pas le jugement esthétique en tant que tel, dont le propre a toujours été de pouvoir être remis en cause, de pouvoir être rejugé, mais la possibilité du jugement esthétique se trouverait remise en cause par l'interactivité, même si, selon Baudrillard, elle serait déjà remise en cause par la fascination, par la séduction qu'exercent les médias. La perte du jugement, je ne pense pas que cela soit un progrès, si progrès il y a.


Pierre Lévy:

Je ne suis pas certain que dans l'analyse d'un dispositif plus ou moins interactif, on doive supposer que le degré d'interactivité soit en rapport inverse de la capacité critique de celui qui participe. Par exemple, la télé, ce n'est pas spécialement interactif, et ça ne développe pas spécialement l'esprit critique. C'est un spectacle au sens situationniste. Je ne vois pas pourquoi il y aurait développement de l'esprit critique dans le cas d'un spectacle devant lequel le spectateur est passif et au contraire disparition de cet esprit critique quand vous avez une participation plus ou moins active. Je pense que c'est indépendant. On peut regarder la télé de manière critique ou de manière non critique. Il en est de même pour les dispositifs interactifs, qui sont, rappelons-le, d'une grande diversité.


Jean-Claude Moineau:

Dans votre livre, vous opposez vous-même interprétation et actualisation. Participer, prendre part, c'est bien le contraire de se tenir à distance.


Pierre Lévy:

J'opposais interprétation et opération. Mais dans notre propre vie, on est acteur et ça ne nous empêche pas d'avoir cette distance critique.


Benoît Mangin:

Il ne s'agit pas de refaire des catégories mais j'ai l'impression qu'on mélange certaines choses. Sans aller jusqu'a dire qu'il est un peu difficile de mettre sur le même pied un concepteur de jeux et Delacroix, on peut dire, en restant dans l'époque actuelle, qu'il est difficile de mettre sur le même pied un concepteur de jeux et un artiste comme Jeffrey Shaw. Il y a quand même une intentionnalité qui est totalement différente, ainsi que la réception de ces deux produits. Je ne crois pas que dans la tentative de déblocage des genres que vous tentez la, les gens qui sont les consommateurs des différentes catégories vous suivent. Je crois que quelqu'un est tout a fait conscient qu'il consomme un jeu ou qu'il regarde la télé ou qu'il regarde une oeuvre d'art. Vous parlez également de participation et de position critique, je pense que la personne qui va faire ces trois activités ne les fondera pas les unes aux autres et aura une attitude tout a fait différente selon qu'il rentrera dans un jeu ou regardera une oeuvre d'art. Le mode de consommation et l'approche sont différents.


Jean-Claude Moineau:

Dans bien des cas, les jeux vidéo se révèlent autrement plus intéressants que les supposées oeuvres, captent bien davantage l'intérêt de ceux qui s'y adonnent que les oeuvres légitimes qui sont proposées au public légitime. Il convient de se garder de retomber dans les préjugés modernistes.


Marion Laval-Jeantet:

Il y a dans beaucoup d'oeuvres de nouvelles technologies un problème de distanciation, elles peuvent virer à la fascination pour le médium. Pour des oeuvres dans lesquelles on s'intègre, comme chez Shaw, on assiste à une dilution du propos dans la fascination cartographique. C'est une manière actuelle de faire du land art, ou en tout cas de créer un monde imaginaire, qui malgré tout pose le problème de la concentration contenue dans l'oeuvre par rapport a la participation. Des lors qu'il y a participation, donc d'une certaine manière addition du spectateur dans ce type d'oeuvre, la lecture du spectateur va compter au moins autant que le processus de lecture offert. Il y a un élargissement du champ de l'oeuvre par le spectateur, mais aussi en conséquence une déperdition de l'intention de l'artiste, de sa subjectivité, de ce ce qui autrefois faisait la valeur interprétative des oeuvres. Avec ce déplacement de l'auteur au spectateur, la concentration iconographique, l'intention contenues dans l'oeuvre se diluent. C'est la difficulté à résoudre en tant qu'artiste, avec le phénomène des nouvelles technologies. L'artiste fait des choix déterminants pour le spectateur à l'origine, mais dès lors que celui-ci prend une part active, il crée un espace de lecture qui lui est propre où les processus narratifs et fictionnels mis en jeu au départ seront nécessairement dilués. Pour l'instant, la chose qu'on a du mal à concrétiser, c'est la notion d'oeuvre d'art (au sens classique du terme) de nouvelles technologies, c'est-à-dire un ensemble cohérent qui conserve la possibilité d'émettre des intentions, des messages, des parti-pris sociologiques ou autre; la difficulté est de transmettre un monde dans un processus participationnel.


Public : Est-ce la fin du bel objet d'art? Y-a-t-il émergence d'un nouveau langage?


Jean-Claude Moineau:

Personnellement, je ne crois pas du tout à une quelconque notion de nouveau langage. Il ne faudrait pas faire l'amalgame entre les langages ordinateurs et un prétendu langage artistique. Les langages informatiques ne sont généralement pas intelligibles au "public". Le rapport des oeuvres utilisant les "nouveaux médias" aux langages-machines n'est pas de même nature que le rapport traditionnel des oeuvres littéraires au langage ordinaire, cependant que la distinction du "langage poétique" au langage ordinaire ne saurait être maintenue, relevant en tant que telle d'une archéologie de la modernité, pour ne rien dire des métaphores douteuses du type "langage plastique","langage cinématographique", "langage artistique"... qui respirent un structuralisme quelque peu désuet. Quant à la perte du bel objet d'art ou même de l'objet d'art tout court, cela ne date pas d'aujourd'hui, cela fait "bel âge" que c'en est terminé. L'art conceptuel déjà, en la personne de Kosuth, entendait mettre fin à l'objet d'art. Les nouvelles technologies n'ont rien à faire avec ça. Tout l'art non esthétique qui a été une des composantes les plus importantes de l'art contemporain a renoncé au bel objet d'art. La rupture, en l'occurence, a déjà eu lieu, puisque rupture il y a bien eu, l'une des ruptures marquantes de l'art du XXe siècle.


Question: En tant que réceptrice, l'interactivité a provoqué une émotion différente, un nouveau langage est émergent. On n'en a pas encore ni les figures de style, ni l'alphabet. C'est aux critiques de faire le travail.


Jean-Louis Boissier:

Je pense que peut-être vous avez vu l'abécédaire de Deleuze à la télé, à la lettre O comme opéra, il faisait l'éloge de la nouveauté. On était en train d'écrire nouveaux médias ou plutôt de rajouter le mot nouveau, en considérant qu'il était temps de cesser de parler toujours de nouveauté. Lui faisait l'éloge de la nouveau en prenant comme exemple Claude François. C'était la nouveauté, c'est pour ça que le peuple l'aimait.


Jean-Claude Moineau:

La mode a toujours été à l'avant-garde de la nouveauté. À l'encontre de la stratégie de modernité définie de manière de toute façon trop exclusive en termes non pas d'autonomie, de négation, mais de suraffirmation, de surenchère par rapport au règne de la marchandise, c'est la marchandise qui a toujours surenchéri sur l'art. Loin que la culture de masse, comme le pensait Adorno, soit par nature conservatrice, c'est toujours elle qui est à la pointe de la nouveauté, et pas seulement de la nouveauté technologique. La fascination moderniste pour la nouveauté, on la rencontre encore plus dans la mode. Baudelaire avait déjà bien perçu ce qui, par-delà leur étymologie commune, unissait mode et moderne même si, pour Baudelaire, l'attitude de modernité consistait non pas à surenchérir sur la moderne mais à le transcender en direction de l'éternel, de l'absolu. Toujours est-il que l'attitude de modernité au sens de Baudrillard ne pouvait elle-même qu'échouer. Et le problème, aujourd'hui, ce n'est pas de rejeter la nouveauté, c'est d'en finir avec la fétichisation de la nouveauté. Ce n'est pas de dire qu'il n'y a plus aucune nouveauté possible, c'est de voir en quoi il peut y avoir à la fois continuité et discontinuité. Personne, pas même Rosalind Krauss, à l'heure de gloire du post-modernisme, n'a jamais tenu le discours selon lequel la nouveauté était condamnable en tant que telle. Ce qui a été critiqué avec beaucoup de virulence par le discours post-moderniste, c'est la nouveauté en tant que valeur.


Pierre Lévy:

La nouveauté a toujours existé. Mais en disant ça, on dit qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil.


Jean-Claude Moineau:

Telle était justement la teneur du discours post-moderniste puisque, à partir du moment où il y avait, comme l'avait formulé pour la première fois Rosenberg, une véritable "tradition du nouveau", pour être nouveau, il fallait cesser d'être nouveau. Tel a été le b-a ba d'un certain discours post-moderniste, davantage européen celui-là qu'américain.


Pierre Lévy:

Je ne répondrai pas à la question du langage artistique. Mais l'hypermédia, c'est un langage nouveau en tant que support, en tant que mode d'expression. Le monde virtuel, c'est un support nouveau. C'est indéniable. Osmose de Charles Davis est une vraie oeuvre d'art. La musique faite à partir de l'échantillonnage est nouvelle, le numérique est un support nouveau. Ces supports induisent une sorte d'immanence de l'oeuvre ou du message à celui qui le reçoit et vice versa. Cette relation d'actualisation concrète, qui n'est pas seulement une relation d'interprétation, introduit aussi une situation qui est nouvelle. Maintenant, je voulais faire une remarque sur la "dilution", à propos du Veau d'or. Le veau d'or (l'idole) ce n'est que du virtuel. En même temps, qu'est-ce que c'est que le virtuel aujourd'hui, c'est le nouveau veau d'or, le nouveau fétiche, la nouvelle idole. Quand vous regardez dedans, il est vide, il n'y a rien, parce que l'objet de idolâtrie n'a pas de "vraie" réalité. Il y a toute une profondeur de sens, et en même temps tout un arrière-plan religieux, historique, traditionnel à cette oeuvre qui relève aussi complètement de l'image virtuelle. Virtuel, au sens technique, c'est-à-dire que vous ne pouvez l'explorer qu'en l'actualisant, vous êtes obligés de tourner autour pour le voir, etc. et vous le faites exister au moment même où vous vous baladez avec l'écran. Dans ce cas, on ne peut pas dire que le propos se dilué.


Marion Laval Jeantet:

Je pense que malgré tout, d'un point de vue métaphorique, elle est forte. Ceci dit il y a une distraction du propos due a l'expérimentation. Ici, ca fonctionne car ca fait partie de la métaphore, c'est un processus expérimental qui vise a la dilution de l'attention. Ca a ses limites aussi.


Pierre Lévy: C'est à la fois une concentration et une dilution, les deux peuvent être soutenues.


Jean-Claude Moineau:

Il y a évidemment nouveauté au niveau des supports, au niveau des médias, si tant est qu'il y ait encore médias. Mais le problème est de savoir s'il y a nouveauté exclusivement au niveau des médias ou de leurs substituts, en continuant à penser avec McLuhan que le médium, c'est le message, ou si le renouveau technologique rend possible je ne dis pas détermine d'autres nouveautés, si, en réponse à la "révolution technologique", des changements sur d'autres plans se dessinent...


Pierre Lévy: Ça commence souvent comme ça. Prenez le cinéma. S'il n'y avait pas eu ce nouveau support, il n'y aurait pas eu de 7e art.


Jean-Claude Moineau:

Cela, c'était la thèse de Panofsky à propos du cinéma. En écho au débat qui avait agité le XIXe siècle entre Semper et Riegl : est-ce que l'art est déterminé techniquement, ou est-ce que l'art procède d'une volonté d'art, d'une volonté sociale d'art, ou encore incarne la sphère de la liberté par opposition au déterminisme technico-scientifique, la thèse fort contestable de Panofsky était que le seul cas, dans l'histoire contrairement, à la même époque, à Benjamin, il ne soufflait mot de la photo d'un art qui aurait effectivement été déterminé techniquement, ce n'étaient pas les arts "primitifs", c'était le cinéma.


Pierre Lévy:

Je conteste le terme "déterminé". Je pense que l'art est seulement conditionné techniquement. Ça fait une énorme différence. Il y a des possibilités technique qui sont offertes et après il y a des artistes qui créent, mais ils ne sont pas déterminés.


Jean-Claude Moineau:

La question du déterminisme auquel je ne prétends nullement pour ma part m'en tenir a considérablement "évolué" depuis le XVIIIe siècle. Aujourd'hui, dans le cas même du déterminisme biologique ou dans celui du déterminisme géographique, les scientifiques tendent à substituer au strict déterminisme d'autrefois un simple potentialisme.


Paul Ardenne:

Sur la question des incidences de l'art technologique, il faut scinder deux choses: d'un côté, l'art de réseau conditionné par la question de la circulation; l'art virtuel, de l'autre,qui est très différent, création d'un espace qui n'existe pas. Une des incidences que je vois à l'art technologique, très classique, c'est celle des pouvoirs accrus de l'illusion. Le "City Project" de Matt Mullican m'a intrigué, m'a fasciné par la prime nouvelle offerte ici au plaisir interactif, (ou faussement interactif, puisque tout est contenu dans le programme, y compris mes propres réactions). J'ai l'impression que l'oeuvre virtuelle est une sorte d'invitation au voyage baudelairien, mais extrêmement pervers et spécieux. On se perd aisément en elle, la durée ulysséenne du voyage oblige tôt ou tard à faire rupture avec le monde réel. On me répondra que le virtuel fait partie du monde réel et c'est le cas, on ne peut le dissocier de la réalité. C'est néanmoins à l'abandon à la puissance d'une illusion magnifique et décuplée, que l'on se livre ici, avec des conséquences sociales dont on n'a pas entrevu les aspects, dont la principale serait l'autisme absolu, la non-communication, le don de soi à l'univers virtuel.


Public : Est-ce qu'on communique tant que ça, dans la réalité? Pourquoi les gens se sentent mieux dans les univers virtuels, c'est peut-être que la réalité ne les satisfait pas. Le rôle de l'artiste, c'est peut-être de donner un concentré, de permettre de donner cette distance critique, d'échapper à la fascination par sa fabrication d'ingénierie du monde ou d'un dispositif de réseau ou d'un dispositif de réalité virtuelle. Parce que par exemple, dans une oeuvre de réalité virtuelle, on peut rentrer très rapidement, par rapport à tout ce flux, comme distingue-t-on le véritable artiste?


Paul Ardenne: Est artiste celui qui se déclare tel, dit Duchamp. Le problème de la communication n'est pas le problème de tous les artistes...


Jean-Claude Moineau:

Le problème n'est pas de chercher à distinguer l'artiste du non-artiste, sans retomber, pour autant dans l'illusion avant-gardiste à ce sujet. L'intérêt des réseaux, tel que les pose Devautour, même si celui-ci tend toujours à trop autonomiser le "monde de l'art", le "réseau de l'art", c'est, du moins, de désautonomiser l'artiste du non artiste au sein du réseau de l'art, en réduisant l'un et l'autre au simple statut d'"opérateur en art". Cela est encore dans le droit fil de la théorisation du monde de l'art par l'école de Chicago, à l'encontre des thèses de Bourdieu. Ce qui pose une fois de plus la question : continuité ou rupture (même si, de toute façon, il n'est pas question d'en revenir à l'utopie avant-gardiste selon laquelle tout un chacun serait artiste ou serait susceptible de devenir artiste). Il convient de ne pas fétichiser la notion d'artiste pas plus que celle de nouveauté (ou celle d'originalité). La notion d'auteur même si celle-ci ne se confond pas exactement avec celle d'artiste, comportant notamment des aspects juridiques que ne comporte pas la notion d'artiste a elle-même été l'objet de vives contestations depuis la fin des années soixante de la part du post-structuralisme auquel on peut encore rattacher le post-modernisme de Rosalind Krauss. Là encore, on n'a pas attendu l'émergence des réseaux, mais la question est de savoir quelles nouvelles mutations des notions d'auteur et d'artiste s'annoncent du fait de la propagation des réseaux (en l'absence, là-encore, de tout déterminisme mais en réponse au développement des réseaux, et ce d'autant que, comme je l'ai indiqué précédemment, l'interactivité, comme l'ancienne participation, est toujours suspecte de sauvegarder, voire de renforcer la maîtrise de l'auteur).


Pierre Lévy:

Un mot sur le monde virtuel, la dimension illusionniste a été présente dans l'art depuis les origines. Je ne suis pas certain que c'est dans les mondes virtuels que l'illusion soit la plus parfaite. Je n'ai jamais entendu qui que ce soit avoir confondu la réalité avec un monde virtuel. C'est un genre conventionnel, on a un casque sur la tête, des gants. On ne peut pas oublier qu'on est dans un monde virtuel, il y a tout un rituel d'entrée, de sortie. Dans des dispositifs comme Place, on est dans un tel dispositif. Au cinéma aussi, on est dans le film. L'image est plus réaliste que celle des mondes virtuels, on est dedans. Vous dites que l'autisme est du côté du monde virtuel, on pourrait dire la même chose des romans, et moi j'aime les romans et je n'ai pas envie de me faire culpabiliser.


Jean-Claude Moineau:

Encore Benjamin, dans Le narrateur, voyait-il en le roman la mort de la narration véritable, Benjamin formalisant la narration orale comme étant la seule narration authentique et opposant la chaîne de transmission orale, où le récepteur se mue à son tour en narrateur en se réappropriant la narration, au schéma réduit à deux places, définissant qui plus est une fois pour toutes les deux places respectives, de la lecture. Quant à ce qui est de la comparaison que vient d'esquisser Pierre Lévy entre les mondes virtuels et le cinéma, il convient de ne pas tirer de conclusions hâtives du caractère encore très frustre que présentent les mondes virtuels aujourd'hui. Il en est comme de la prétendue mauvaise définition qui caractériserait l'image-vidéo ou l'image-télé par opposition à l'image-cinéma, dans l'attente jusqu'à présent différée de la "haute définition". Ceci relève seulement d'un niveau encore "primitif", "pré-historique", des techniques respectives (tout comme ce que dit Benjamin à propos des premières photographies). Sur ce point, on peut faire confiance au "progrès" technique. Ce sur quoi il conviendrait davantage de réfléchir, c'est en quoi le virtuel n'est effectivement pas de l'ordre de l'illusion. Il est de toute façon erroné de dire que l'art a toujours recherché l'illusion. Le modernisme a au contraire prétendu extirper toute illusion tel était le sens de l'essentialisme moderniste même si ce fut sans doute en vain et si l'on peut dire aujourd'hui que ce fut l'illusion du modernisme de rechercher l'absence d'illusion, d'exiger l'abolition de toute illusion. Cette quête forcenée de l'extinction totale de l'illusion, c'est encore quelque chose qui a montré ses limites et auquel l'art actuel a renoncé. Mais cela ne veut pas dire, là encore, en revenir simplement à la quête pré-moderne de l'illusion. Et le virtuel doit pouvoir, c'est ma thèse, permettre de remettre en question la distinction traditionnelle entre vérité et illusion. Car Nietzsche nous a appris à ne plus croire à la vérité, même si lui-même opposait encore à la vérité... la vérité de l'illusion. Le virtuel doit pouvoir nous aider à sortir de l'opposition métaphysique par excellence qu'est l'opposition entre, d'un côté, ce qui est vrai, ce qui est essentiel, et de l'autre, ce qui est illusoire (distinction sur laquelle reposait encore l'attitude baudelairienne de modernité).