| Artifices 4 | du 6 novembre au 5 décembre 1996 | Salle de la Légion d'Honneur, Saint-Denis |

Le laboratoire théorique: Incidence des modèles technologiques sur l'art contemporain

      mardi 26 novembre 1996

      L'hypermédia, oeuvre et/ou document ?: Françoise Agez, Jean-Pierre Balpe, Jean-Marie Dallet, Anne-Marie Duguet, Isabelle Dupuy.

      Présentation et modération de Jérôme Glicenstein


Jérôme Glicenstein:

Anne-Marie Duguet va nous parler de son projet de collection de CD-Roms "Anarchives", qui est au coeur du débat hypermédia oeuvre et/ou document.

Anne-Marie Duguet:

Je ne suis pas spécialiste d'hypermédia. Je souhaiterais partir de cette collection "Anarchive" que nous faisons avec des artistes dont les réalisations sont des installations, des interventions dans l'espace public, des performances, des oeuvres dont la nature est d'être éphémère. On en a gardé des traces parfois assez pauvres. L'idée de cette collection vient des difficultés que j'ai rencontrées, en tant que critique, en essayant de décrire et d'analyser des installations vidéo. J'étais confrontée à un matériel extrêmement fragmentaire, de mauvaises photos, des schémas approximatifs, des commentaires dispersés etc. qui ne permettait pas de se faire une idée assez précise de ce genre de travaux. Cette collection de CD-Roms commence avec un artiste d'origine espagnole qui est venu présenter son travail ici: Antoni Muntadas. Dans son cas il s'agit d'un InterRom comme il l'appelle. C'est-à-dire qu'à partir du CD-Rom on pourra accéder sur le réseau Internet à un nouveau travail de cet artiste sur "les espaces hybrides". Une dizaine d'artistes sont engagés dans cette collection dont un principe est que chaque artiste est l'auteur d'un CD-Rom. Là sans doute réside à la fois le grand intérêt du travail et aussi toutes ses ambiguïtés. Une telle réalisation est au coeur même du débat que nous essayons d'avoir entre ce qui est oeuvre et ce qui est document. Le défi que nous tentons de relever est qu'il s'agit là à la fois d'une oeuvre et d'un document. Ce que nous voulions faire, au début, c'est avant tout une série de documents sur les oeuvres d'artistes qui réalisent des installations, en s'interrogeant sur la manière de garder/construire la mémoire, de faire l'histoire de ce type d'oeuvres fondamentales de l'art contemporain. Aujourd'hui on ne sait parfois plus comment les installer, les re-monter d'une part, et d'autre part on les connaît mal; des conservateurs ou des responsables de centres d'art contemporain les ignorent assez largement, parce qu'ils n'ont pas eu l'occasion de les voir
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Dès que l'on commence à parler de cette question de mémoire, et de document, intervient le problème de la description. Je sais que la description est une notion qui est souvent un peu méprisée. On la considère comme quelque chose de scolaire. Je pense au contraire qu'elle est fondamentale et pas nécessairement ennuyeuse. Elle concerne le choix des documents, le travail sur des archives qui ne consiste pas simplement à rassembler un maximum de documents-sources sur ces oeuvres. Elle signifie aussi compléter les archives existantes, reconstruire, réorganiser, en tous cas interpréter. Toute description est une interprétation. C'est précisément à cause de ce travail de reconstruction que le CD Rom, en partie, m'a intéressée, parce qu'il y avait là la possibilité, grâce à la synthèse de simuler, certains caractères de l'oeuvre, (non de s'y substituer, cela n'aurait pas beaucoup de sens), un fonctionnement, un principe d'agencement, de réaliser des sortes d'équivalences interactives d'un parcours ou d'une activité spécifiques dont on peut faire l'expérience dans l'installation même. Dans cette recherche, il ne s'agit pas seulement de combiner une diversité de données, qui vont enrichir les informations que nous pouvons avoir sur le travail et permettre de mieux le comprendre, c'est aussi éventuellement de produire un déplacement similaire dans l'oeuvre. Ce que permet précisément l'hypermédia par des modes de navigation spécifiques. On peut rappeler par ailleurs que les installations sont en quelque sorte les prototypes du multimédia. Depuis bien longtemps, les artistes combinent dans un espace spécifique des sons, des images, éventuellement des textes ...et le corps du spectateur. En dehors des critiques, des conservateurs, des enseignants et des étudiants, nous souhaitons intéresser un public plus large qui pourrait trouver un certain plaisir dans quelques processus de découverte.

C'est un lieu commun d'opposer le document à la création. Je ne souhaite pas poser la question en ces termes antagonistes, j'espère, même si cela ne va pas de soi, qu'il n'y aura pas de telles contradictions. Les artistes qui sont intéressés par la proposition n'ont pas nécessairement les compétences requises pour réaliser un CD-Rom. Le plus souvent ils n'en connaissent pas les possibilités. Il faut alors permettre un dialogue entre plusieurs collaborateurs, entre l'artiste, le programmeur, le concepteur graphique, etc. Dialogue qui n'est pas nouveau dans la pratique artistique.

Je voudrais évoquer un point qui m'intéresse particulièrement avec cette collection "Anarchive", c'est la possibilité de développer les documents à propos du contexte historique, social, artistique etc. des oeuvres. L'hypermédia offre la possibilité, de ne pas s'en tenir à une description qui resterait fermée sur l'oeuvre, mais de permettre de multiples liens et prolongements pour mieux la situer. Décrire, analyser, c'est aussi situer, c'est tenter de faire émerger un contexte concernant les conditions non seulement techniques mais intellectuelles de la genèse de l'oeuvre. Envisager un tissage d'idées, d'images, de textes de référence qui ont inspiré plus ou moins directement le travail. C'est peut-être un piège terrible, un risque de perte, mais c'est particulièrement stimulant.

Une autre question est celle de l'architecture du CD-Rom. Celui de Muntadas a pour titre "Média, Architecture, Installation", un titre qui fonctionne dans les trois langues du CD-Rom, mais qui correspond avant tout aux principales directions de son travail. A propos d'architecture, il s'agit plus que d'un thème, de la construction même du CD-Rom. Pour le moment l'interface est celle d'une sorte d'espace hybride imaginaire comprenant plusieurs niveaux: observatoire, auditorium, bibliothèque et aéroport, où sont associées ainsi des activités publiques diverses. Beaucoup d'artistes sont intéressés par des "mises en scène" de leurs propres travaux, et on ne voit pas pourquoi celles-ci ne pourraient pas être aussi des oeuvres. "A la manière de" "la Boîte verte" de Duchamp qui comprenait une sorte de journal présentant la genèse du "Grand Verre", ou la "Boîte en Valise" qui comprenait des répliques de ses diverses oeuvres.
ntadas.


Jérôme Glicenstein:

Anne-Marie Duguet a pointé les difficultés qu'il peut y avoir à trancher entre l'oeuvre et ou le document en matière d'hypermédia. Il y a des hypermédias qui se rapprochent plus de l'oeuvre, plus d'archive. Hypermédia, oeuvre autonome, j'aimerai poser la question à Isabelle Dupuy du devenir, de ce qu'on entend par catalogue, comme ensemble d'archives. A.-M. D. a parlé de la "Boîte verte" de Duchamp. Dans le CD-Rom, "Double-Fond", que présente Isabelle, il y a des oeuvres qui s'apparentent à des archives, notamment l'oeuvre de Fabrice Hybert qui peut faire penser aux notes de Duchamp, ordonnées d'une manière différente. Peut-être que ce dispositif permet justement de questionner le dispositif du catalogue, y compris du catalogue d'artiste.


Isabelle Dupuy:

Je ne me réfère pas à la notion de catalogue mal à celle d'oeuvre. L'idée que j'ai eue de demander à des artistes qui utilisent différents médias comme disait A.-M. D., de s'intéresser à des projets sur un support numérique, c'était de tenter, d'expérimenter une oeuvre, qu'est-ce qu'une oeuvre dans le multimédia, tout en étant une oeuvre signée de ces artistes et présentée dans des contextes d'expositions.

Fabrice Hybert a travaillé sur un projet qui était en liaison avec le processus de création, avec des références, mais en même temps chaque élément avancé par lui est un élément qui a à voir avec l'oeuvre dans son ensemble. Donc, ce n'est pas un document qui vient illustrer une partie de l'oeuvre mais comme une projection qui fait et montre qu'en fait son oeuvre déborde du cadre artistique pour avoir des prolongations dans la réalité. On peut voir par exemple un détail choisi "Forage de pétrole", image documentaire qui en même temps est pour lui une image érotique incroyable. C'est un détournement de la réalité que de présenter seulement une image de forage. D'autres éléments dans la partie de Fabrice viennent illustrer des références artistiques, donc mettre en abîme son travail avec d'autres comme Henri Michaux, ou le Gargantua de Rabelais.
Le thème de cet ensemble de dessins est la monstruosité, il y a des éléments de la réalité, d'autres que certains artistes ont traités, d'autres encore que lui-même a traités, des originaux ou des suites des dessins présentés.

Par ailleurs, pour revenir au sens général du projet, il s'est trouvé que Marie-Ange Guilleminot avait demandé à des personnes autour d'elle de la photographier, de la mettre en scène avec des robes qu'elle avait créées, travail artistique qu'elle avait réalisé depuis de nombreuses années. Elle devenait elle-même actrice, tout en ne maîtrisant pas les images qu'elle rendait, puisque c'est la personne qui la photographiait qui décidait de tout, du choix de la robe, de la pose, et d'éventuelles références avec Wegman ou d'autres. Elle n'arrivait pas à montrer ce projet dans une exposition. La question de la signature intervenait. Est-ce que c'était elle ou les photographeurs qui signaient l'oeuvre? Ma proposition tombait bien, puisqu'elle correspondait à une façon de montrer qui était différente d'une exposition, mais en en même temps qui reprenait les images avec une grande qualité et pouvaient faire enchaîner le sens dans différentes directions. Aussi bien chaque robe peut être suivie, si vous cliquez sur son image, vous avez la même robe vue par un autre photographeur etc. Si l'on ne fait rien, on voir se dérouler la série de chaque photographeur.

Une autre invitation a été faite à "Museum in progress", qui est un collectif d'artistes autrichiens. Eux invitent d'autres artistes à participer, dans différents types de médias. Il font des choses dans des revues, à la télé, dans la publicité. Je les ai invités à participer. Ils ont retransmis l'invitation à un des artistes du groupe qui s'appelle Peter Kögler et qui lui réalise des interviews d'artistes. Donc, en fait, mon invitation s'est avérée consister à inviter deux artistes américains Jim Shaw et Benjamin Weissman, Franz West et H. Zobernig, deux artistes autrichiens qui réalisent une sorte de performance devant la caméra. Pour ces artistes-là, c'est une performance, c'est une oeuvre. Pour Peter Kögler qui les invite et qui signe ce travail, c'est une oeuvre, donc je pense qu'il ne faut pas les voir comme des vidéos documentaires sur le travail de ces artistes. Le dernier est un couple, Pina et Via Lewandowsky qui réalise des gravures anatomistes de style XVIIIe siècle, mais qui ne sont réalisées que sur support numérique, et qui créent une sorte de labyrinthe. Ce projet a trouvé son sens sur le support du CD-Rom parce qu'en fait plutôt qu'un parcours dans l'espace, c'est vraiment un parcours dans l'esprit.

Ce CD-Rom est une exposition d'oeuvres. Pour moi, c'est important qu'on le présente à côté des oeuvres dans un univers d'exposition. L'idée d'éditer un CD-Rom d'art contemporain, c'est de permettre aux gens de consulter les oeuvres chez eux, donc en bénéficiant d'un calme, d'une intimité, avec une certaine lenteur. C'est s'éloigner d'un certain univers de consommation, lié à l'exposition, même si ça reste un moyen de communication. Chez soi, on peut prendre le temps d'aller fouiller. C'est pour cela que je l'ai appelé Double Fond, en référence à la valise de Duchamp, mais aussi pour inciter à une certaine curiosité.

Jérôme Glicenstein:

Je passe la parole à Jean-Pierre Balpe. Le parcours proposé par la fabrication de "Romans (Roman)" a peu à voir avec un CD-Rom.

Jean-Pierre Balpe:


A la suite de ces deux exposés, j'ai envie de poser quelques petits jalons. Il me semble qu'il y a des confusions dans ce qui a été dit. Par exemple, pour moi, le multimédia n'est pas l'hypermédia. Si on parle de multimédia, on mélange tout parce qu'on reste dans une structure à deux dimensions, alors que ce qu'introduit l'hypermédia, ce n'est plus une structure, c'est un système, c'est-à-dire qu'on passe dans un univers où le linéaire n'a plus lieu. C'est un univers qui n'a plus d'espace, qui n'a plus de lieu, qui n'a plus de dimension, ou du moins ses dimensions, quand on les voit, sont des dimensions perceptives non pas des dimensions réelles puisque ce sont des dimensions virtuelles.
Alors que, quand on reste dans le multimédia, on est dans un univers relativement plat quels que soient les univers que l'on mêle, c'est un univers qui a un point de départ et qui a un point d'arrivée, et la flèche tend vers l'arrivée. Un des problèmes de l'hypermédia, c'est que justement, il n'y a plus de flèche, on est dans un système, ce n'est même pas une boussole, c'est une multitude de flèches dans tous les sens, et on ne sait pas a priori vers où on va.

Pour moi l'hypermédia est une ouverture et une facilité extraordinaire pour la réflexion artistique, par contre, c'est un handicap dans la documentation. On le voit bien, avec tous les gens qui font des documents sur hypermédia, leur souci, c'est de ne pas se perdre. L'hypermédia, c'est naturellement la désorientation. Et c'est sur ça que travaille l'artiste. Ce qui est intéressant dans l'hypermédia, c'est que justement on s'y perd. Il n'y a pas de jeu de mots, on s'y perd, on y perd ses médias. On perd tout dans l'hypermédia. Et on y perd surtout ses repères. Et c'est très intéressant parce que pour le première fois dans l'histoire de l'art, on est dans un univers sans dimension, dans un univers systémique. L'univers systémique pouvant être défini par un ensemble de variables fortement corrélées, mais qu'est-ce que veut dire variables fortement corrélées? Ça veut dire que ce sont des choses qui changent tout le temps, mais qui, tout en changeant tout le temps, s'envoient des messages les unes aux autres. Le spectateur est invité dans cet univers-là à voir lui-même, à travers le changement et la création, le sens qu'il peut en tirer. Mais du coup, il ne peut plus jamais y avoir deux sens identiques, puisqu'il n'y a jamais deux spectacles identiques. Donc, on comprend bien que lorsqu'on fait du document, ceci est une énorme machine à faire du bruit, et que la tentation du réalisateur de documents, (en général ils font plutôt du multimédia que de l'hypermédia), sa tentation est de tracer des parcours, et de rendre ces parcours lisibles. Il faut que le lecteur, je ne sais plus si c'est un spectateur, un acteur, la terminologie fluctue et le fait qu'elle fluctue est révélateur. On ne sait plus très bien qui est cette personne, acteur, interacteur. Dans un parcours documentaire, qu'on le veuille ou non, même si on s'en défend, même si un document est une création, on veut montrer quelque chose. Or cette désorientation n'est pas jouable avec la didactique. Ça voudrait dire qu'on a une didactique sans modèle. Autrement dit, on n'a rien à prouver, mais c'est l'inverse de la didactique. J'ai senti cela très bien dans la deuxième intervention où on voit que vous hésitez entre la création et le document.

La création n'a rien à prouver au sens didactique, et si elle n'a rien à prouver, alors peu importe le parcours. Par contre, si elle a quelque chose à prouver, alors le parcours est fondamental et on voit bien que dans les CD-Roms de type pédagogique, le parcours est très fort et parfois même ridicule, puisqu'on sait ce qu'on doit lui apprendre. Or dans un univers systémique, ce n'est pas ça le modèle, c'est plutôt les algorithmes génétiques, les objets sont autonomes et ils vivent leur belle vie. Et le créateur ne sait plus ce que va devenir la vie de ses objets autonomes qu'il lance. Je prendrai comme exemple "Romans (Roman)". Ce qui m'intéresse, c'est que le générateur de Roman produit lui-même de nouveaux romans. À la limite, mon système est un peu pauvre, je suis limité par le dictionnaire. Ce que je voudrais, c'est qu'il m'échappe, que chaque modèle crée des romans. Ça ne m'intéresse pas de maîtriser où il va. Mais en même temps, je le revendique comme création. Et ça, c'est très ambigu, et il me semble qu'on commence à voir depuis un an, un an et demi, des créations qui sont dans l'esprit de l'hypermédia, où justement ce souci de la démonstration n'existe plus. Je pense à "Puppet Motel" où il ne s'agit plus de se retrouver du tout puisque la métaphore qui est mise en scène, c'est celle de la perte.

Ce qui est dit comme un défaut, lorsque j'enseigne à mes étudiants l'hypermédia de type éducatif: "Attention, il faut faire un système dans lequel on ne se perd pas". Dans le domaine créatif, on va pouvoir se perdre, mais se perdre, ça ne veut pas dire perdre toute intelligence, tout repère, c'est une perte créative. À un moment, j'ai besoin de démolir mes repères. Je crois qu'il y a deux choses qui, pour moi, font de l'art. La nécessité de maîtriser le chaos. Et c'était vrai au moyen-âge comme aujourd'hui. On est dans un univers tellement compliqué, où tellement de choses nous échappent que c'est invivable. On a envie de maîtriser ça mais comment? Jusque là, l'artiste le faisait en essayant de donner de l'ordre au chaos. Il trouvait un effet symbolique, on traduisait le désordre par des symboles, ou ce qu'on trouvait dans la représentation classique ou le roman réaliste du XIXe siècle, on donnait une flèche à une situation compliquée. Par exemple, dans la "Comédie humaine", Balzac veut produire tout le monde qui l'entoure. C'est d'une complexité énorme. Il n'y arrive que par de petites flèches. Chaque roman est autonome et vit sa vie.

Je crois que ce qui est le propos de l'art aujourd'hui, c'est de ne plus maîtriser le chaos dans le linéaire, c'est de maîtriser le chaos par le mouvement du chaos lui-même. Ce n'est pas une formule en l'air. On sait comment faire des systèmes qui sont chaotiques, au sens profond, des molécules qui vivent leur vie et qui en fonction des événements qu'elles rencontrent, vont véritablement créer du sens. On ne les maîtrise pas du tout en essayant de les restreindre et en limitant ça à une vision particulière à un moment donné, du chaos qui nous entoure. Ce qui m'intéresse, c'est de construire du chaos, un chaos qui a un sens, mais pas un sens linéaire. C'est un chaos foisonnant, un chaos maîtrisé d'une certaine façon puisqu'en tant qu'artiste, ça me rassure, puisque je peux prouver que je peux faire autant de chaos que le chaos qui m'entoure et que ce chaos garde du sens. Je ne suis plus débordé par le chaos.

Le deuxième point, c'est celui du temps. Une chose très difficile est de penser en dehors du temps. C'est ennuyeux, parce que le temps c'est une flèche. On a un départ, on a une fin. Je crois que l'hypermédia d'une certaine façon, nous invite à penser en dehors du temps. C'est un espace qui se construit, qui part dans tous les sens. Ce qu'on voit sur l'écran, ne peut plus être relié linéairement. Je suis obligé de rechercher un autre mode d'accroche, c'est très désorientant. Un certain nombre de gens sont surpris devant ce type de création artistique. Qu'on le veuille ou non, on les a obligé à penser une représentation, pas une représentation au sens réaliste, mais une représentation au sens d'un choix.

Mais alors là, on leur dit qu'il n'y a plus de représentation, ça part dans tous les sens. À vous de vous débrouiller. D'où la tentation de l'interactif, mais l'interactif, ce ne peut pas être la réponse; l'interactif, c'est peut-être encore une façon de fuir devant ce qu'est cette représentation non linéaire, on se rassure en se disant: au moins on va lui donner un élément pour choisir, mais choisir quoi. Ce qui m'intéresse, c'est justement qu'il ne choisit rien, moi l'interactif m'intéresse quand il est faux. On vous dit, choisissez quelque chose, et puis en fait ça ne représente pas ce que vous avez choisi, parce qu'il n'y a aucune raison que vous ayez choisi ce que vous avez choisi puisque vous ne saviez pas ce qu'il y avait derrière ce que vous avez choisi. Vous choisissez en aveugle, alors pourquoi vous faire choisir, autant vous laisser sans choisir, mais vous voyez bien, que là encore dans le propos "document, pas document", c'est contradictoire, puisque dans un document quand je choisis, je veux choisir, puisqu'il y a une finalité précise. Si on me dit, choisissez la peinture du XVIIIe siècle, je serai très déçu et j'aurai raison, dans un document, d'avoir de la peinture du moyen-âge, alors que l'artiste peut jouer là-dessus. 

Si on ne s'entend pas sur ces deux termes multimédia/hypermédia, alors on ne peut pas progresser. Encore plus avec Internet, ce n'est pas une question de technique, mais Internet enlève encore une dimension. Il y a la dimension de la délocalisation. Elle est énorme sur Internet. On ne sait même plus où on est. Sur un CD-Rom, on sait à peu près où on est, sur Internet, on ne sait plus du tout. Et la dimension du temps, elle est énorme aussi, parce qu'on ne sait pas quel est le temps de production de l'objet qu'on obtient sur Internet. Et du côté document, cette question est inquiétante. Quelle a été la dernière vérification du document que j'obtiens? De plus en plus de sites vous mettent à l'entrée: document vérifié à telle date. Et vous vous apercevrez que certains n'ont pas été revus depuis plus d'un an. Si on enlève cette information, quel est le temps de ce document que je reçois, que je crois être un document du jour et qui est un document passé.

Jérôme Glicenstein:

Je donne la parole à Jean-Marie Dallet, qui propose un dispositif ouvert qui fait oeuvre "Histoire de".... "Histoire de..." est une pièce qui se joue à deux sur un réseau local. Elle met en scène un dispositif de travail en commun par une dramatisation plus ou moins poussée de trois composantes: la production commune d'un objet, la communication et la coordination entre les participants. Les images sont des panoramas, des vues circulaires que l'utilisateur actionne à l'aide d'un joystick. Elles révèlent lorsqu'elles sont explorées à l'aide du curseur de la souris, des événements sonores. Les images sont projetées sur un écran translucide qui est la scène commune aux deux protagonistes.

Jean-Marie Dallet:


Pour poursuivre sur l'un des thèmes développés par Jean-Pierre Balpe, je pense effectivement qu'il est difficile de s'abstraire du temps, voire impossible de penser en dehors du temps puisque, comme l'espace, il est une des données fondamentales de notre rapport au monde. Ainsi on peut lire "Histoire de...", comme une histoire manipulant sans cesse ces notions d'espace et de temps. Pour décrire l'installation en ces termes on pourrait dire que deux personnes réunies dans un même espace d'exposition, mais se faisant face à une certaine distance l'une de l'autre, se retrouvent au même instant sur une surface commune médiane où ils se partagent deux espaces distincts, le haut et le bas d'un écran translucide. J'ai précisé dans un même espace d'exposition parce que, quand j'ai élaboré le projet, je pensais qu'on pouvait tout aussi bien être à deux endroits de la planète. L'important était que je puisse imaginer que, même lorsque nous sommes très proches les uns des autres, nous sommes, pour exagérer la théorie relativiste, dans des temps qui sont malgré tout différents. L'écran central devenait alors le lieu rêvé d'une jonction, d'une connexion entre deux espaces temporels. Il y avait la possibilité, grâce à ce contact, de produire un objet commun. Cela m'amusait aussi que la réalisation de cet objet duel ne se fasse pas de manière lisse. J'ai donc mis en place un système de contrainte en sorte que l'on sente toujours la présence de l'autre. Par exemple, lorsqu'un spectateur commence à explorer un paysage en déroulant un panoramique, il arrête les sons émis dans l'autre espace. On peut dire qu'il coupe la parole à l'autre, ce qui souvent dans une conversation est compris comme une impolitesse, voire comme une grossièreté à l'égard de l'orateur. Il se crée donc, par cette gêne, une tension entre le désir de voir et celui de laisser à l'"autre" le plaisir de naviguer dans son espace ou encore entre le fait d'être acteur sur la scène de l'écran ou bien simple spectateur d'une représentation. Cette difficulté ou cette facilité à endosser un rôle et à agir "bruite" en retour la communication. Pour revenir sur ce que disait Jean-Pierre Balpe précédemment à propos de chaos, je n'envisage pas le monde comme une entité chaotique où les artistes "donneraient de l'ordre au chaos". Je pense au contraire que l'univers est terriblement ordonné et qu'il répond à des lois qui, pour la plupart, nous échappent, si bien que ce que nous nommons chaos mais aussi désordre, confusion, anarchie cache en fait notre impuissance à imaginer complètement les lois qui sous-tendent l'ensemble des phénomènes. Finalement, les philosophes qui créaient des cosmogonies en spéculant sur un ordre des choses ou des événements devaient trouver à la fin de leur fiction le monde terriblement bien ordonné. Ainsi pour moi l'artiste ajoute du désordre dans un univers extrêmement logique. Ce désordre doit être alors compris comme un autre type d'organisation qui modifie l'ordonnancement des choses lors de son implémentation. Si l'on adopte un point de vue atomiste, on peut dire qu'il y a alors une modification des tensions entre les objets considérés comme des agglomérats d'atomes et que ces modifications influent sur les échanges d'énergie ou les messages que ceux-ci s'envoient les uns aux autres. Dans "Histoire de…", chaque panoramique est un petit monde dont nous sommes le centre et où les événements sonores, textes et bruits, mettent sous tension le paysage en déplaçant le rapport initial que l'on entretenait avec lui. En effet, les événements sonores induisent, suggèrent chez le spectateur une autre lecture du paysage que je ne maîtrise pas. L'"œuvre" est une machinerie qui met en place un décor composé d'éléments sonores et visuels pour prendre le spectateur par les sentiments, dans ses artifices. C'est bien connu, il suffit de mettre le doigt dans l'engrenage. Cette machination à pour but d'attirer le spectateur, de l'activer, de le rendre plus agissant et donc en le mettant ainsi en mouvement de récupérer son énergie. D'un côté il y a une tension électrique et de l'autre côté une tension nerveuse. Elle naît de l'attention portée à l'œuvre, de la concentration de l'activité mentale sur un objet déterminé. Ce qui est piégé ici, c'est l'esprit du spectateur et c'est en agissant physiquement sur l'œuvre qu'il va lui donner du sens. A priori, la pièce est un non-sens et c'est au spectateur de lui trouver une orientation. Les œuvres rhizomatiques qui n'ont ni début, ni fin, ne peuvent pas, à l'instar du cinéma, proposer un cheminement dont la direction nous serait apportée par le montage. Lorsque Jean-Luc Godard compare les objets interactifs à de "la soupe numérique" et, quoiqu'il n'est pas tout à fait tort au vue de la production actuelle, c'est quand même méconnaître une des spécificités de ce médium qui ne résout pas les rencontres par des duels, c'est à dire par l'élimination pure et simple d'une des deux solutions, mais par une pluralité de choix, comme l'a bien montré Alain Resnais, dans "Smoking, no smoking". Chaque rencontre est un nœud qui ouvre la voie à d'autres histoires. C'est dans ce bruissement des possibles aux carrefours qu'advient la poésie propre à ce médium. Une jonction s'opère en ces points particuliers du réseau entre la logique de l'œuvre qui met en scène "des modèles de processus de pensée, des structures conceptuelles du cerveau" comme le disait Bill Viola et la logique des spectateurs. Il faut choisir des parcours, ou bien, décider de rester sur place. Ces décisions sont risquées car je sais toujours ce que je perds mais jamais ce que je gagne. C'est dans ces moments d'incertitude situés entre l'effacement et l'apparition d'une autre chose que le spectateur peut être pris par surprise. Il est alors la victime consentante d'une véritable expérience esthétique.


Jérôme Glicenstein:

Nous avons parlé de choix. Françoise Agez a élaboré le programme d'Artifices 4 en matière d'hypermédias. Elle va nous expliquer les raisons de ses choix.


Françoise Agez:

Je souhaiterai tout d'abord commenter l'intitulé de la table ronde Hypermédia oeuvre et/ou document?". J'ai remarqué que c'était le premier intitulé sous la forme interrogative. Il est question ici de poser le statut des hypermédias. Avant de tenter d'y répondre, je me suis penchée sur les diverses définitions:

hypermédia: ensemble d'informations appartenant à plusieurs types de médias (texte, son, image, logiciels) pouvant être lu (écouté,vu) suivant de multiples parcours de lectures. Autre définition: méthode d'organisation de l'information qui procède non plus de façon linéaire mais par association d'idées en structurant un réseau vivant de liens entre les données.
e me suis intéressé à l'étymologie de document:

document: du latin documentum ("ce qui sert à instruire")
1 Tout écrit qui sert de preuve ou de renseignement. V. annales, archives…
2 Tout ce qui sert de preuve, de témoignage. V. pièce (à conviction).
3 Droit commercial. Pièce qui permet d'identifier une marchandise en cours de transport. V. factures, police d'assurance…
4 Technique. Projet entièrement élaboré d'une page illustrée, d'une affiche. V.maquette.
Oeuvre provient du latin opera mais aussi d'opus. Si opera entretient un lien étroit avec le travail et le soin attaché à ce travail, opus s'attache plus au résultat de ce travail, à la chose fabriquée.

Donc j'ai mis tout ça sur une balance, j'ai mis hypermédia à la pesée et j'ai essayé de voir ce qui pesait le plus lourd, l'oeuvre ou le document? On obtenait un double résultat, une oeuvre-document ou un document-oeuvre, les deux existant, dans un équilibre instable. C'est l'une des raisons pour lesquelles, Artifices 4 présente divers hypermédias qui relèvent soit de l'art, soit de la documentation.

C'est la deuxième fois que je participe à Artifices. Ma première intervention, c'était il y a deux ans. Artifices 3 présentait déjà une section intitulée "Bibliothèque", dont j'étais en partie responsable. Le travail de sélection avait été réalisé conjointement avec la Revue Virtuelle du Centre Georges Pompidou, qui préparait dans le même temps un numéro spécial sur les hypermédias. d'hypermédias sur CD-Roms. Les CD-Roms retenus étaient de diverses catégories: des travaux d'auteurs ou d'artistes, des catalogues de musées et des monographies d'artistes, des encyclopédies, des ouvrages en hypertexte, des revues, des programmes ludiques et éducatifs. Artifices 4 présente à nouveau une bibliothèque de CD-Roms édités et de CD-Roms d'artistes. C'était un choix de ne pas présenter que des CD-Roms estampillés artistiques, parce que des choses très intéressantes peuvent se passer du côté de la documentation, comme de les répertorier selon seulement deux catégories: à partir du moment où l'on pouvait identifier un auteur, l'artiste, sortir un nom, le CD-Rom entrait dans la catégorie art. Quand la maison d'édition apparaissait, que l'auteur était en retrait, le CD-Rom passait dans la catégorie édition. Le CD-Rom de Laurie Anderson se trouve pourtant dans la catégorie édition, alors qu'il s'agit d'une artiste reconnue. Mais c'est plus un document, une archive artistique (on découvre sa tournée de 1995) qu'une oeuvre, même s'il "fait" oeuvre. Le choix a été fait avec Andréa Urlberger. Faire la sélection des CR-Roms, en dresser le catalogue, c'était à quelque chose près en faire l'exposition.

Pour moi, interroger le statut des hypermédias, c'est interroger l'art qui implique la technologie? Les hypermédias font partie de ce qu'appelle Anne Cauquelin "les Technimages", ces oeuvres issues ou faites à partir de l'ordinateur. Néologisme, mot-valise désignant les images produites par ordinateur (installations, interventions, opérations qui utilisent ce support et se réclament de l'activité artistique). Selon Anne Cauquelin, cet art est mis à l'écart de tout ce qui constitue le marché, le circuit de l'art, parce que la technique réputée perverse est trop présente. L'approche de telles oeuvre est dite complexe car trop proche du mode d'emploi. L'unicité de l'oeuvre est ici remise en cause (elle pose problème aux galeristes, Christophe Durand-Ruel l'a souligné dans la table ronde précédente). L'oeuvre est multiple, possède plusieurs formes, elle consiste dans son accroissement (ainsi du File Room de Muntadas). La déroute en face de telles productions instables fait qu'elles sont ignorées.

La description prend une place prépondérante dans leur mise en situation. Toute critique doit passer par là sous peine de passer à côté de ce qui est montré. Les hypermédias ont tendance à montrer l'état de la technique au moment où ils sont produits. Le référent de ces productions mises à l'écart est intégré, c'est le processus de leur propre production.
Ces oeuvres posent la question de l'exposition. Elles s'exposent sur la machine qui a aidé à leur réalisation et qui aide à leur présentation. Il existe un intermédiaire qui est le numérique. L'oeuvre If A=B d'Alex Iordachescu, un livre sur papier qui liste des programmes écrits en langage de programmation Lingo est à mon sens un hypermédia même sous sa forme papier. C'est une notice sans oeuvre. ce qui fait oeuvre c'est le concept, le programme. Avec les hypermédias, l'intention est exhibée, mise à plat dans tous ses détails, elle est notifiée, consignée, listée, entièrement transparente.

En résumé et pour conclure l'hypermédia évolue entre oeuvre et document. Ce qui fait oeuvre c'est la logique, le programme ("oeuvre vive" pour reprendre la métaphore de la navigation). Ce qui fait document c'est sa forme numérique ("oeuvre morte"). C'est la raison pour laquelle il est si difficile d'établir le statut de l'hypermédia. Je citerai pour finir un texte de Robert Morris paru dans "Conceptual Art and Conceptual Aspects", The New York Cultural Center, 1970, qui entre en résonance avec mes propos précédents: "Ce qui est en question, c'est davantage l'art en tant qu'icône. Ce qui est contesté, c'est la notion rationaliste suivant laquelle l'art est un genre d'activité qui aboutit à un produit fini… Ce que l'art a à sa disposition maintenant, c'est un matériau évolutif qui n'a pas besoin de finir par être fixé dans le temps et l'espace. L'idée qu'une oeuvre est un processus irréversible trouvant son aboutissement dans un objet iconique statique n'est plus guère d'actualité."


Anne-Marie Duguet:

Je voudrais dire quelques mots à Jean-Pierre Balpe, à propos de son intervention, que j'ai trouvé intéressante, mais que je considère aussi comme une sorte de provocation. L'hypermédia, tel qu'il en décrit les possibilités, m'intéresse, oui, comme processus de génération en quoi une oeuvre peut consister. Mais vous conviendrez qu'il y a une multiplicité de propositions artistiques possibles. Le travail du côté de la perte et de la désorientation est intéressant, mais il y a des approches qui se fondent sur une certaine clarté et simplicité de la structure, posent des repères autant qu'elles favorisent des désorientations. par exemple Jeffrey Shaw, "Place —a User's Manual".


Jean-Pierre Balpe:

Le premier argument pour moi n'est pas recevable. Jeffrey Shaw joue les faux repères. On se repère dans un espace virtuel qui est fait de plusieurs panoramas. Dans l'hypermédia, le travail de l'artiste n'est pas de se perdre, mais de faire prendre conscience de la notion de perte et de repère. Ce qui est différent. On va jouer de ces espaces. Ce qui est une chance dans la création artistique, c'est-à-dire cet objet fondamentalement désorientant. Quand Jean-Marie Dallet met deux personnes face à face et que chacune agit sans savoir ce que fait l'autre, puisqu'il n'a pas d'action sur l'autre, c'est quand même créer du chaos, ou alors il faut dire: "quand tu seras là, je ferai cela", sinon on ne peut pas maîtriser ce qui se passe entre les deux. Ce qui est intéressant dans l'hypermédia, c'est ça, mais évidemment c'est un peu gênant du côté du document, parce qu'on n'a pas encore —c'est le problème des modèles— de modèle didactique suffisamment puissant pour maîtriser ça, sans revenir d'une certaine façon à la tentation un peu réductrice des médias juxtaposés, ce qu'est le multimédia. Depuis vingt ans, on entend parler de multimédia. Jusqu'à ce qu'on invente l'hypermédia, c'est-à-dire quelque chose qui peut gérer toutes les données, dans une relative indépendance, tout ayant des interactions. C'est pour ça que je parle de système. Jusque là le multimédia, c'était des médias classiques juxtaposés, c'est pour ça que je tiens à la distinction.


Anne-Marie Duguet:

Depuis longtemps, cette idée de combinaison et de désorientation est à l'oeuvre dans les installations des années 60. Eléments dans un espace que l'on est invité à parcourir, sans qu'il y ait une direction imposée. Il y a eu pas mal d'oeuvres qui ont fonctionné sur des entrées multiples, mais évidemment, il n'y avait pas prolifération, autonomie dans le développement, telle que l'hypermédia peut la permettre.


Jean-Pierre Balpe:


Il y a des antériorités. Mais ce que je dis, c'est que l'hypermédia est un outil qui travaille là-dessus encore plus que les autres outils. Ce que nous permet l'hypermédia, c'est ça une spécificité artistique, c'est quelque chose qui par nature n'a ni début, ni fin, et on peut le travailler à fond.


Isabelle Dupuy:

Pour revenir à la distinction oeuvre et/ou document, j'aimerai qu'on parle de la différence entre artiste et auteur. Là se pose le problème de la signature et de l'aventure de l'art dans les hypermédias tel qu'on va le voir sur Internet où des auteurs-spectateurs vont être amenés à concevoir l'oeuvre et à la prolonger et à la co-signer. L'artiste tient à une certaine forme de critique du médium, l'auteur utilise la notion de document et est plus près d'une organisation de pensée de type pédagogique qui tend à démontrer des choses, avec moins de liberté et d'autonomie.


Françoise Agez:

Juste une anecdote à propos de la notion d'auteur. C'était dans une exposition qui présentait des oeuvres interactives. J'étais avec un groupe de personnes, devant un dispositif constitué d'un ordinateur, d'un écran et d'une souris. Une personne "leader" avait pris la souris et cherchait ce qu'il fallait faire, mais vite elle s'est retournée vers le groupe en demandant: "qu'est-ce qu'il faut faire?" Je suis alors intervenue, en déclarant que j'étais l'artiste et que j'allais leur proposer un parcours dans l'oeuvre. En effet, à partir du moment où on me dit qu'en tant que visiteur, je suis co-auteur de l'oeuvre interactive, pourquoi ne pas adopter ce parti-pris. J'ai donc pris la main et j'ai fait une navigation rapide dans l'oeuvre. Je m'étais assurée auparavant que l'artiste était là, et j'ai observé ses réactions. Alors qu'auparavant il restait en retrait, observait les visiteurs, il s'est très vite approché, je lui ai cédé la place et il a fait alors une démonstration très énergique de son travail.


Anne-Marie Duguet:

A propos de document et d'Internet, le support CD-Rom est un support clos. Une série de propositions de parcours de lecture. Dans le cas de Muntadas, c'est lui-même qui, à un certain niveau du CD-Rom, a souhaité cette ouverture sur Internet, appelons ça une nouvelle oeuvre sur Internet, qui va jouer avec diverses délocalisations, proliférations, échanges multiples, qu'il ne contrôle plus, mais dont l'artiste maîtrise la "matrice", la proposition à l'origine. Auteur, artiste, j'emploie ces mots indifféremment. Dans la collection "Anarchive", l'artiste est l'auteur.


Jérôme Glicenstein:

Les écrivains sont-ils des auteurs, sont-ils des artistes? Est-ce que la reproduction de l'art fait passer de la catégorie artiste à la catégorie auteur? Les écrivains ont manipulé des médiums éminemment reproductifs depuis plusieurs siècles. Est-ce que la reproductibilité de l'oeuvre est un obstacle au fait de passer dans la catégorie artiste? Est-ce que les producteurs de CD-Rom sont assimilables à des écrivains?



Isabelle Dupuy::


C'est clair pour moi que les deux existent. C'est ce mélange qui crée un nouveau système. Je pense à Internet. À partir du moment où les gens peuvent intervenir, l'artiste émettra des hypothèses et les prolongements ne lui appartiendront plus. Mais aujourd'hui, comment peut-on demander à des artistes de faire des projets sur Internet, tout en sachant qu'il n'y a aucun soutien financier, aucun retour. J'entends parler de télépaiement pour consulter certains sites. C'est peut-être une solution pour ce type de projet.


Jean-Pierre Balpe:

On sait se faire payer sur Internet, mais on ne le fait pas. Les modes de commercialisation ne fonctionnent plus. Ça change la donne. L'embarras, c'est comment se faire payer sur Internet. Internet ne travaille pas sur la commercialisation d'objets, mais sur le flux. C'est comme le téléphone. La seule façon de rentabiliser, c'est la seconde, mais ça, c'est la communication téléphonique qui le fait déjà. À la limite, un artiste qui ferait une intervention sur Internet et ferait payer la connexion..., deviendrait richissime, si des millions de gens se connectaient. Mais simplement, les système bancaires ne savent comment facturer cela.


Question du public: À propos de cette esthétique du collage propre à l'hypermédia?

Jean-Pierre Balpe:

Pour moi, l'hypermédia est massivement de l'ordre de la métaphore. C'est pour ça qu'on y voit des collages. Dans la mesure où il n'y a pas de temps et d'espace, et pas de localisation précise, on ne peut avoir une ligne didactique dans la présentation. C'est quelque chose de l'ordre du collage, donc effectivement, la sensibilité est peut-être métaphorique. Je suis obligé de faire un pas plus grand, on ne prend pas par la main, il faut que je trouve, et ça c'est peut-être perturbateur.

Jean-Marie Dallet:

Un CD, c'est très technique. Cela demande de savoir manipuler plusieurs logiciels qui traitent le son, l'image, l'image animée, la mise en écran graphique, la programmation. Il faut donc avoir à la base une idée sur ce qu'est la qualité pour un son, une photographie, une vidéo et comment améliorer cette qualité initiale pour l'adapter spécifiquement à l'ordinateur. Quand tous les éléments ont été travaillés séparément on les assemble. L'assemblage est très complexe, c'est un maillage qui a l'air très simple mais qui ne tolère aucune approximation. L'on travaille au pixel près. A la moindre incohérence, le programme dévoile ses entrailles par l'apparition d'un message d'erreur. La machine est bloquée et le charme rompu. Lorsque j'entends aujourd'hui le discours de certains artistes relayés par celui de commissaires d'exposition sur la prétendue naïveté dont l'artiste doit faire preuve en face de la technologie, j'avoue que je ne comprends pas bien. Comment peut-on inventer des formes avec un médium quand on ne sait absolument pas comment ce médium fonctionne? En fait, j'ai l'impression que cette prétendue naïveté n'est qu'un masque qui cache une ignorance totale du médium. Mais c'est la mode: pour être cyber branché il faut au minimum savoir dire "PhotoShop" dans le texte. Je ne dis pas que les artistes doivent se transformer en technicien pur et dur, mais entre ne rien savoir et tout savoir, il y a un espace pour une connaissance raisonnable de ces outils. Quand Godard parle de son passage à la vidéo dans les années 1970, c'est pour dire que l'apprentissage puis l'utilisation d'une nouvelle technique, en lui permettant de renouveler sa façon d'aborder les choses, les images, les êtres, ont provoqué une modification de son point de vue sur le monde. Or ces nouveaux médias numériques déplacent les points de vue, donc les sensibilités, car une nouvelle technique, en ouvrant des possibilités jusqu'alors inconnues, oblige le corps à se positionner différemment dans l'espace et la pensée à modifier sa représentation du monde. En ce qui concerne la différence entre auteur et artiste: un produit hypermédia est une oeuvre collective, l'auteur est celui qui est à l'origine du projet, l'artiste c'est l'ensemble des gens qui l'ont fait.