Conférence Devautour

Cybernétique et société(Textes mis à la disposition du lecteur par le Cercle Ramo Nash)
L'usage humain des êtres humains par Norbert Wiener (1950), copié par Maria Wutz d'après l'édition synoptique (Collection 10/18, Union Générale d'Editions, 1971)

Le sommaire qui suit permet de créer des liens sur les paragraphes corespondants :
1 | Organisme et message
2 | L'individualité humaine comparée à la machine
3 | La communication

Chapitre V
1 | Organisme et message
Le présent chapitre contiendra un élément de fantastique. Le fantastique a toujours été au service de la philosophie et Platon ne rougissait pas de se servir de la métaphore de la caverne. Le Dr J. Bronowski, entre autres, a signalé que les mathématiques constituent la plus colossale métaphore imaginable et doivent être jugées par le succès de cette métaphore. Dans la métaphore à laquelle je consacre ce chapitre, l'organisme est considéré comme message. L'organisme s'oppose au chaos, à la désintégration, à la mort, tout comme le message au bruit. Pour décrire un organisme, nous n'essayons pas d'en analyser chaque molécule et de le cataloguer bribe par bribe, mais plutôt de répondre à certaine questions qui révèlent le modèle : un modèle de plus en plus significatif et moins probable à mesure que l'organisme devient pour ainsi dire plus pleinement un organisme. nous avons déjà vu que certains organismes, tels que l'homme, tendent un moment à maintenir et souvent même à élever le niveau de leur organisation, partie intégrante du courant général d'entropie croissante, de chaos croissant, et de dé-différenciation. La vie est une île çà et là dans un monde mouvant. On connaît le processus par lequel nous autres, êtres vivants, résistons au courant général de corruption et de dégénérescence, sous le nom d'homéostasie. On ne peut continuer à vivre dans l'environnement très spécial qu'on conduit avec soi que jusqu'à ce que l'on commence à s'affaiblir plus vite qu'on ne se reconstitue. On meurt alors. Si notre température corporelle augmente ou baisse de 0,5 degré autour de son niveau normal de 7°, nous commençons à le sentir, et si elle augmente ou baisse de 5 degrés, il ne nous reste plus qu'à mourir. L'oxygène, le gaz carbonique et le sel de notre sang, les hormones élaborées par nos glandes endocrines, sont tous réglés par des mécanismes qui tendent à s'opposer à tout changement malencontreux de niveau. Ces mécanismes, connus sous le nom d'homéostasie, sont des mécanismes d'action en retour tels qu'on peut en trouver, amplifiés, chez les automates mécaniques.
C'est le modèle maintenu par cette homéostasie qui est la pierre de touche de notre identité personnelle. nos tissus changent à mesure que nous vivons : la nourriture que nous mangeons, l'air que nous respirons deviennent chair de notre chair et os de nos os, et les éléments momentanés de notre chair et de nos os traversent tous les jours notre corps avec nos excrétions. nous ne sommes que les tourbillons d'un fleuve intarissable. non substance qui demeure, mais modèles qui se perpétuent.
Un modèle est un message et peut être transmis comme un message. N'est-ce pas ainsi que nous employons notre radio pour transmettre des modèles de lumière ? Il est aussi amusant qu'instructif de considérer ce qu'il arriverait si nous avions à transmettre le modèle entier du corps humain, du cerveau humain avec ses souvenirs et ses communications croisées, de sorte qu'un récepteur instrumental hypothétique pourrait réorganiser convenablement ces messages et serait capable de poursuivre les processus préexistant dans le corps et l'esprit, et de maintenir l'intégrité exigée par cette continuation grâce à un processus d'homéostasis.
Pénétrons dans le royaume de la science-fiction. Il y a quelque 45 ans, Kipling écrivit un petit récit très remarquable. On se passionnait alors pour les vols des frères Wright, mais l'aviation n'était pas encore devenue affaire de tous les jours. Intitulé Avec le courrier de nuit, ce récit prétend rendre compte d'un monde tel que celui d'aujourd'hui, où l'aviation est devenue pratique courante et l'atlantique un lac que l'on traverse en une nuit. Kipling suppose que, grâce à l'aviation, le transport a uni la terre à tel point que la guerre est périmée et que toutes les affaires internationales vraiment importantes se trouvent entre les mains d'un Organisme de Contrôle Aérien, responsable non seulement du trafic aérien, mais aussi de "tout ce que cela implique". Ainsi Kipling imagine que les diverses autorités ont été peu à peu obligées d'abandonner leurs droits ou qu'elles les ont laissé tomber en désuétude, si bien que l'Autorité centrale de l'Organisme de Contrôle Aérien a repris ces responsabilités. Kipling nous présente là une image assez fasciste, compréhensible en raison de ses hypothèses intellectuelles, même si le fascisme n'est pas condition nécessaire à la situation envisagée. Son millénaire est celui d'un colonel de l'armée britannique revenu des Indes. de plus, avec son amour des dispositifs, assemblages de roues qui tournent bruyamment, il a mis l'accent plus sur l'extension du transport physique que sur celle du langage et des idées. Il ne semble pas comprendre que là où portent la parole et le pouvoir de perception de l'homme, s'étendent aussi le contrôle et, en un sens, l'existence physique de l'homme. Voir le monde entier et lui donner des ordres équivaut presque à l'ubiquité. ces réserves étant faites, Kipling témoigne là d'un don de pénétration propre aux poètes et la situation qu'il a prévue tend rapidement à devenir actuelle.
Pour comprendre que le transport d'information importe plus qu'un simple transport physique, imaginons en Europe un architecte surveillant l'édification d'un immeuble aux Etats-Unis. Je suppose, bien entendu, un personnel compétent d'ingénieurs, conducteurs de travaux, etc. sur le chantier. Dans ces conditions, sans transmettre ni recevoir aucun produit matériel, l'architecte peut prendre une part active à la construction de l'immeuble. Il établit ses plans et ses devis, comme d'habitude. Même actuellement, on n'a pas à transmettre au chantier les plans sur le papier même ayant servi au tracé dans le cabinet de l'architecte. L'ultrafax offre le moyen de transmettre en une fraction de seconde le fac-similé de tous ces documents, les copies reçues étant des plans aussi exacts que les originaux. L'architecte peut être informé de la progression du travail par des documents photographiques quotidiens ou horaires, qui peuvent lui être retransmis par ultrafax. Les conseils ou remarques qu'il tient à adresser à son représentant sur le chantier peuvent être transmis par téléphone, ultrafax ou télétype. Bref, la transmission physique de l'architecte et de ses documents est effectivement remplaçable par la transmission sous forme de messages de communication n'impliquant le transport d'aucune parcelle de matière d'une extrémité à l'autre de la ligne. Considérons les deux types de communication : transport matériel et transport d'information seule. A l'heure actuelle, on ne saurait se rendre d'un endroit à l'autre que par le premier type et non sous forme de messages. Cependant, même maintenant, la communication de messages sert à transmettre jusqu'aux extrémités du monde une extension de nos sens et de nos capacités. Nous avons déjà suggéré dans ce chapitre que cette distinction entre transport matériel et transport de messages n'est théoriquement ni permanente ni infranchissable.

2 | L'individualité humaine comparée à la machine
Ainsi pénétrons-nous au coeur du sujet de l'individualité humaine. Ce problème et celui de la barrière séparant une personnalité d'une autre est aussi vieux que l'histoire. La religion chrétienne et ses précurseurs méditerranéens l'ont exprimé par la notion d'âme. Pour les Chrétiens, l'individu possède une âme venue à l'existence par l'acte de la conception mais qui continuera à exister de toute éternité, soit parmi les élus, soit parmi les damnés, soit dans la petite zone intermédiaire des limbes. Les bouddhistes, suivant une tradition analogue, accordent à l'âme une continuité après la mort, s'opérant dans le corps d'un autre animal ou d'un autre être humain, plutôt qu'au Ciel ou en Enfer. Il y a certes des Cieux et des Enfers bouddhiques, mais le séjour de l'individu y est généralement temporaire. Dans le Ciel suprême, cependant, l'état de nirvâna, l'âme perd son identité et se laisse absorber dans la Grande Ame de l'univers. Ces idées n'ont pas bénéficié de l'influence scientifique. La plus intéressante des premières explications scientifiques de la continuité de l'âme est celle de Leibniz qui conçut l'âme comme appartenant à une catégorie plus étendue de substances spirituelles permanentes qu'il appela monades. Depuis la création, ces monades passent tout leur existence à se percevoir les unes les autres, certaines perçoivent très clairement et distinctement, d'autre de façon confuse et brouillée. Cette perception ne représente pas, toutefois, une interaction véritable. Les monades "n'ont pas de fenêtres" et ont été remontées par Dieu lors de la création du monde pour conserver leurs relations préétablies, l'éternité durant. Elles sont indestructibles.
A la base des vues philosophiques de Leibniz sur les monades se trouvent quelques spéculations biologiques fort intéressantes. C'est en effet à l'époque de Leibniz que, pour la première fois, Leeuwenhoek appliqua le microscope simple à l'étude des infiniment petits des règnes animal et végétal. Chez les animaux qu'il étudia, il observa les spermatozoïdes; chez les mammifères, il est bien plus facile de mettre en évidence les spermatozoïdes que les ovules. Les ovules humains sont émis un par un et les ovules utérins non fécondés ou les très jeunes embryons ont été jusqu'à ces dernières temps fort rares dans les collections anatomiques. Ainsi les premiers observateurs étaient-ils naturellement tentés de considérer le spermatozoïde comme le seul élément important dans le développement du jeune animal et d'ignorer totalement la possibilité du phénomène de la fertilisation, jusqu'alors non observé. De plus, leur imagination leur faisait voir dans le segment antérieur du spermatozoïde un minuscule foetus enroulé, la tête en avant. Ce foetus était censé contenir lui-même des spermatozoïdes qui devaient se développer dans la génération suivante de foetus et d'adultes, et ainsi de suite à l'infini. On supposait que la femelle n'était que la nourrice du spermatozoïde.
Il va de soi qu'à la lumière de nos connaissances actuelles, cette biologie est tout simplement fausse. Le spermatozoïde et l'ovule contribuent presque également à la part de l'hérédité. La matière n'est pas indéfiniment divisible ni même, d'aucun point de vue, très finement divisible, et les réductions successives nécessaires à la formation d'un spermatozoïde de Leeuwenhoek de taille moyenne conduirait très vite bien en dessous des niveaux électroniques.
Par opposition à celle de Leibniz, l'opinion qui prévaut actuellement implique que la continuité de l'individu a un commencement très défini dans le temps, mais peut même avoir une fin temporelle tout à fait distincte de la mort individuelle. On sait bien que la première division cellulaire de l'ovule de grenouille fécondé produit deux cellules séparables dans les conditions appropriées. Ainsi séparées, elles donneront chacune naissance à une grenouille complète. Il ne s'agit là que d'un phénomène normal de gémellarité vraie, dans un cas où l'accessibilité anatomique de l'embryon permet l'expérimentation. C'est exactement ce que l'on observe chez les vrais jumeaux humains et c'est un processus normal chez ces tatous qui engendrent, à chaque portée, une série de vrais quadruplés. De plus c'est un phénomène qui produit des monstres doubles lorsque la séparation des deux parties de l'embryon est incomplète.
Cependant ce problème de la gémellarité peut, à première vue, paraître moins important qu'il ne l'est, car il ne concerne pas les animaux ou les êtres humains qui possèdent ce que l'on peut appeler un esprit ou une âme bien développée. A cet égard, le problème du monstre double et des jumeaux imparfaitement séparés ne présente pas un caractère de sérieuse importance. Les monstres doubles viables doivent toujours posséder soit un système nerveux central unique, soit une paire de cerveaux séparés et bien développés. La difficulté s'élève à un autre degré avec le problème du dédoublement de la personnalité.
Il y a de cela une génération, le Dr Morton Prince, de Harvard, présenta le cas d'une jeune fille chez laquelle semblaient se succéder, et même dans une certaine mesure, coexister plusieurs personnalités. De nos jours, il est de mode pour les psychiatres de dédaigner l'oeuvre du Dr Prince et d'attribuer ce phénomène à l'hystérie. Il est fort possible que le dédoublement de la personnalité ne fut jamais aussi complet que Prince paraît l'avoir considéré, mais, malgré tout, il s'agissait d'un dédoublement. Le mot "hystérie" se rapporte à un phénomène bien observé par les médecins, mais si mal expliqué qu'on peut considérer ce terme comme une simple pétition de principe.
Quoiqu'il en soit, il ressort clairement que l'identité physique de l'individu ne consiste pas dans la matière dont il se compose. Les méthode moderne de marquage des éléments qui participent au métabolisme ont montré qu'il existe, non seulement dans l'ensemble du corps, mais dans chacun de ses composants sans exception, un rythme d'échanges beau coup plus important qu'on ne l'a cru longtemps. L'individualité biologique de l'organisme semble reposer sur une certaine continuité de processus, et dans le souvenir que l'organisme possède de son développement passé. Ceci tiendrait compte aussi de son développement mental. Pour la machine à calcul l'individualisation d'un esprit réside dans la conservation de ses bandes et de ses souvenirs antérieurs, ainsi que de son développement continu selon des lignes préétablies.
Dans ces conditions, de même qu'une machine à calcul s'utilise comme un modèle pour organiser le système de bandes d'autres machines à calcul et de même que le développement futur de ces deux machines continuera parallèlement, à moins de changements futurs dans les bandes et l'expérience, de même n'y a-t-il aucune contradiction dans le fait qu'un individu vivant puisse se séparer en deux individus partageant le même passé mais se différenciant de plus en plus. C'est ce qui se produit chez les vrais jumeaux, mais il n'y a aucune raison pour que cela n'arrive pas à ce que nous appelons l'esprit, sans division analogue du corps. Pour utiliser à nouveau le langage mathématique, nous dirons qu'une machine primitivement assemblée en un seul ensemble peut, à un certain stade, trouver ses connexions divisées en sous-ensembles ayant chacun leur indépendance plus ou moins grande. Ce serait une explication plausible du cas du Dr Morton Prince.

3 | La communication
De plus il est concevable que deux grandes machines ayant d'abord fonctionné séparément soient accouplées pour fonctionner désormais en machine unique. C'est ce qui arrive à l'échelon de l'union des cellules germinales, mais peut-être pas à l'échelon considéré habituellement comme purement mental. L'identité mentale nécessaire à l'opinion de l'Eglise sur l'individualité de l'âme n'existe certainement pas dans un sens absolu acceptable par l'Eglise.
En résumé, l'individualité du corps est celle de la flamme plus que celle de la pierre, de la forme plus que celle d'un fragment matériel. Cette forme peut être transmise ou modifiée, ou doublée, bien qu'à présent nous ne puissions la doubler que sur une courte distance. Quand une cellule se divise, ou quand l'un des gène