| Artifices 4 | 6 novembre-5 décembre 1996 | Langages en perspective |

 

ArtificesArt ? l'orninateur
Françoise Agez, La carte comme modèle des hypermédias


      Christian Jacob définit la carte comme étant "un dispositif abstrait qui réduit l'espace à un jeu de relations préprogrammés, de parcours offrant des carrefours multiples (1)." Ceci n'est pas sans rappeler la définition de l'hypermédia: un réseau vivant d'informations, non hiérarchisé, constitué de noeuds et de liens. De cette façon, la carte peut être considérée comme un modèle possible des hypermédias.


Les multiples sens du mot carte

      Le substantif "carte" possède de multiples sens. La carte (carta en latin ou pinax en grec) désigne avant tout un support, un matériau sur lequel on peut écrire. A la fonction générale de support visuel du pinax, il est possible d'ajouter une destination plus particulière: l'objet dans ses applications destinées à l'écriture, sert souvent de support à des listes. Il a donc une fonction mnémotechnique qui pourrait être l'un des points communs entre pinax —tablette d'écriture— et pinax —carte de géographie. Un autre terme grec est periodos ("circuit") ou periodos gês ("chemin autour de la terre"): ce qui y est désigné est l'objet de la représentation. L'expression suggère un circuit, un mouvement qui se boucle sur lui-même.

      La carte peut être aussi un terme générique renvoyant à la nature de l'inscription. En chinois, tu désigne la carte, mais aussi toute sorte de dessin et de diagramme. Au Moyen Age, la carte est perçue comme un objet complexe car difficile à décrire. On la nomme descriptio. Ce terme renvoie à un mode de représentation picturale et graphique, à l'inscription du monde sur la carte ou sur le tableau. La carte n'a pas de nom propre. La métonymie est de règle pour la nommer. Elle a vocation à être archivée, elle est mémoire artificielle comme les listes ou les catalogues.


Un modèle ouvert et rhizomatique

      La carte, comme le précise Christine Buci-Glucksmann, "est le modèle du voir-savoir pour autant que les opérations et les agencements font appel à une expérience de projection-transfert, qui 'déterritorialise' et 'reterritorialise' l'existant (2)." C'est un modèle ouvert et rhizomatique. La carte est ouverte, elle est "connectable dans toutes les dimensions, démontable, renversable, susceptible de recevoir constamment des modifications (3)." Les applications interactives de type hypermédia superposent différents écrans, en stratifications, à l'exemple de la carte de Bedolina (4). Ce qui donne d'étranges amalgames d'informations à différents niveaux. La carte est un espace "lisse" et "strié" pour reprendre la terminologie deleuzienne. L'espace lisse est un espace nomade, amorphe, dépourvu de centre dans lequel la ligne est un vecteur, une direction et non pas une dimension. L'espace strié, par opposition, est sédentaire, délimité, il mène d'un point à un autre. La logique de l'espace lisse qui valorise l'intervalle, semble plus appropriée ici (5). La carte n'a ni commencement, ni fin. Ce n'est pas dans les positions d'arrêt qu'elle s'exprime le plus, c'est plutôt dans le trajet.


La cartographie peut bien être un langage

      Si on appelle langage tout système de signes permettant de servir de communication entre individus, ou même, tout système structuré de signes non verbaux remplissant une fonction de communication, alors la cartographie peut bien être un langage. Le langage sert à communiquer; il suppose que l'émetteur et le récepteur soient d'accord sur le code, c'est-à-dire le sens des figures utilisées pour communiquer. En matière de cartographie, les choses sont simples, le locuteur (celui qui s'exprime) donne toujours sa traduction au lecteur. La carte est un dessin, à traiter comme tel, et non à transformer en texte. Elle ne se " lit " nullement comme un texte. Le mode de lecture d'une carte est donné par sa légende.


L'interface: la légende

      La carte est une image et un document; ce qui fait son originalité, c'est qu'elle ne se suffit jamais. On ne peut imaginer une carte sans un minimum de texte. Comment pourrait-on la lire autrement? Elle porte une liste de signes conventionnels traduits en clair dans une légende (étymologiquement "ce qu'on lit"). La carte qui "parle toute seule", n'existe que par raccourci: il faut aider le dessin à s'exprimer.


Un but et un cheminement

      La carte permet, pour se repérer, de choisir un but et un cheminement. Le but fixé peut d'ailleurs être un itinéraire que la carte aide à construire; soit le plus directement possible, soit en faisant l'école buissonnière: c'est-à-dire, ou en minimisant le temps et l'investissement, ou bien en maximisant le plaisir du cheminement et de ses surprises successives. Il n'y a pas de temps de lecture d'une carte, il est instantané ou infini, explique Pierre Jourde (6). Nous avons déjà mentionné cette spécificité des applications interactives.


Un dispositif à découvrir

      Ce que l'on demande le plus souvent à la carte, c'est de donner à voir, de permettre de se situer et de fournir des éléments de reconnaissance. Ce qu'on sait moins, c'est à quel point elle permet des découvertes. Il existe un surplus, un supplément (un potentiel d'informations) non prévu par l'auteur. C'est la cartographie des écarts entre l'attendu et l'observé.


Se situer sur la carte

      "Voir", c'est s'informer, savoir ce qu'il y a là: la carte prend ici toute sa valeur d'inventaire et de catalogue. "Voir ", c'est aussi se situer sur la carte: où vais-je et qu'ai-je donc autour? Phénomène amplifié, si l'on admet que le spectateur occupe des positions contradictoires car simultanées: il est à la fois dans l'image et hors cadre. La carte permet la bilocation du spectateur. Le spectateur semble être délocalisé en raison de l'ubiquité du virtuel. Déterritorialisé, il évolue dans divers lieux. Les choses viennent à lui sans qu'il ait à se déplacer; le sujet interactif moderne, saisi d'inertie, voit le monde défiler sous lui et pourtant il "perd pied". La carte est un instrument de connaissance et de production de sens. Que la structure soit identifiable et repérable par son utilisateur n'est pas une question subsidiaire, mais doit être l'une des préoccupations de l'auteur. Cela fait partie de la qualité de l'ensemble (7). Transposée aux réalisations interactives multimédias, la question de l'interface est un choix d'ordre esthétique.


Concepteur-lecteur: coauteur?

      La carte possède un pouvoir de séduction imaginaire, permettant au lecteur de créer des associations analogiques, poursuivant ainsi le travail de l'auteur. Le lecteur devient dès lors l'auteur et le spectateur de ses propres fictions (8).

Un geste déictique

      La carte naît de la rencontre entre le geste graphique et le parcours visuel. Elle permet d'expérimenter un dédoublement et une distance: "je suis ici" est l'une des constantes du geste déictique porté sur la carte ou associé au curseur et au clic de la souris (9). Comme l'embrayeur "je" dans les hypermédias, l'événement "cliquer" reste vide (ouvert): il permet de tout faire. On pourrait dire qu'il nous laisse dans un état permanent de déplétion (10).


Points de fixation visuelle

      Parcourir une carte peut se faire de plusieurs façons. Celle qui se rapproche le plus des hypermédias est celle qui occulte les déplacements et ne retient que les points de fixation visuelle (les points actifs). On percevra l'objet au fil d'une suite de visions instantanées et discontinues, isolant un détail, puis un autre, sans logique de navigation. Ceci peut illustrer le terme "butiner" (to browse), verbe employé pour qualifier le mode de lecture d'une structure hypertextuelle. On peut distinguer alors, comme nous y invite Louis Marin, "la topique d'une dynamique du regard, ou encore les directions ou les orientations, des jalons, points stratégiques, tâches et noeuds de directions (11)".

      La carte exemplifie le signe. Le signe vient au-devant de, et désigne. Il invite l'utilisateur à découvrir ce qu'il cache; les cartes de la Renaissance et de l'époque baroque mettent en scène des petits personnages qui semblent s'adresser au lecteur pour lui désigner quelque chose.


Les figures de la carte

      Qu'elles soient cartes-catalogues, fichiers passifs (catalogue, dictionnaire, liste, bibliographie ) qui attendent qu'on y puise, ou cartes-vitrines conçues pour attirer l'attention, pour montrer et démontrer, les cartes peuvent être fictives, utopistes, poétiques, imaginaires. Elles entretiennent avec les formes narratives un lien privilégié. Ces cartes ne se prêtent-t-elles pas à mettre en scène visuellement le récit? Le trajet de l'oeil sur la surface et le choix de l'itinéraire ne seraient-ils pas eux-mêmes des actes narratifs, ou une actualisation d'un scénario dans une combinatoire de formes possibles. Il s'agit là d'une écriture rhapsodique, au sens étymologique, puisque le regard relie, dessine un parcours et instaure une continuité, en se déplaçant au fil d'un itinéraire et en cousant ensemble des lieux disjoints, de même que les rhapsodes de la Grèce archaïque "cousaient" ensemble les bribes de l'épopée homérique. La Carte du Tendre, par exemple, se prête à des balayages du regard, à des trajets signifiants, car la disposition des lieux suggère des itinéraires qui sont autant de parcours temporels. Le regard sur la carte doit obéir à la logique d'un scénario "contraignant". Mais là où le texte ne pourrait suivre que des destins — desseins — singuliers et accomplis, "la carte s'en tient obstinément à ne nous donner que du virtuel. (...) Plusieurs parcours sont possibles, aucun parcours particulier n'est accompli. (...) La carte conserve la souveraine hauteur de l'inaccompli. Elle vise à l'universel (12)".

       

Notes
(1) Christian Jacob, l'Empire des cartes. Approche théorique de la cartographie
à travers l'histoire, Albin Michel, Paris, 1992, p. 70.
(2) Christine Buci-Glucksmann, L'Oeil cartographique de l'art, Galilée, Paris, 1996, p. 25.
(3) Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Minuit, Paris, 1992, p. 20. A travers l'origine des toponymes, on peut là encore distinguer les diverses stratifications dont les cartes sont le produit (corrections, copies, ajouts, suppressions, mises à jour). Au fur et à mesure que l'on réactualisait les cartes, on juxtaposait aux mots d'origine grecque ou latine, d'autres plus contemporains.
(4) C'est la première carte, gravée sur une pierre à l'horizontal, découverte sur le site de Bedolina, en Italie du Nord . Elle domine la vallée qu'elle est censée représenter. Sa particularité est de superposer quatre couches d'informations variées et complé-mentaires. Elle est un mode d'emploi du territoire, elle trace le réseau des chemins et parcours possibles. Voir Christian Jacob, op. cit., p. 41-42.
(5) Gilles Deleuze et Félix Guattari, op. cit., p. 597.
(6) Cité par Christian Jacob, op. cit., p. 397.
(7) A noter qu'actuellement, des recherches sont menées sur les "outils cognitifs", et en particulier sur la visualisation de l'information qui consiste à représenter visuellement tout un flot de données diverses. Voir Ramana Rao, "L'Ordinateur au doigt et à l'oeil", Spécial La Recherche, Paris, mars 1996.
(8) Christian Jacob, op. cit., p. 365 et p. 425.
(9) Ibid., p. 417.
(10) "Déplétion" est un mot de linguistique qui désigne les verbes "vides", à tout faire, comme précisément, en français, le verbe faire.
(11) Louis Marin, Études sémiologiques. Écritures, peintures, Klincksieck, Paris, 1971, p. 21.
(12) Pierre Jourde, Géographies imaginaires de quelques inventeurs de mondes au XXe siècle, José Corti, Paris, 1991, p. 108.