| Artifices 4 | 6 novembre-5 décembre 1996 | Langages en perspective |

 

ArtificesArt ? l'orninateur
Jean-Louis Boissier, Langages en perspective


      Artifices devrait être présentée, comme pour ses trois premières éditions, en décrivant la disposition de l'espace. En 1990, pour montrer une typologie des travaux de l'"art à l'ordinateur", un branchement sur la diagonale de la salle avait été adopté. En 1992, pour "le réel saisi par les machines", de petits théâtres avaient été construits. En 1994, le thème "mise en mémoire et accès à la mémoire" était déplié dans une suite de cabinets de lecture et dans un alignement de tables et de chaises.
      Artifices 4, qui annonce "langages en perspective", s'inscrit exclusivement dans des écrans, dans des projections. Considérer la salle ne suffit plus. D'abord parce qu'elle est un auditorium, un lieu ad hoc, équipé, agencé, générateur et récepteur d'événements programmés dans le temps, et, je l'espère, pour une part, imprévisibles. Ensuite parce que ces projections sont des ouvertures sur des projets, sur des ailleurs, certes repérés et identifiés, mais eux aussi incertains.


Illusion-Allusion

      Pour justifier le sous-titre, je dois jouer sur les mots. Il faudrait parler aussi de perspectives des langages, du langage comme perspective, de la perspective comme langage. La perspective est jeu d'apparences, illusion. Appliquée aux langages elle pourrait se faire, avec la même racine 'ludique', allusion. Ici langages et images échangeront leurs rôles. La lecture sera spectacle et le spectacle émergera de la lecture.

      C'est pour cela que Jeffrey Shaw est "invité d'honneur": déjà, dans Artifices en 1990, The Legible City travaillait cette caractéristique foncière de l'image de synthèse qui veut que tout se construise par une description langagière et calculatrice. L'image est faite de langage, et, simultanément, il n'y a d'image que par la visibilité du texte. Cette installation, désormais classique, est emblématique tant de ce qu'aura été la réalité virtuelle que de ce qui se dessine avec les réseaux. La logique de l'écriture alphabétique y trouve un usage lumineusement économique. Les phrases se coulent le long des perspectives du Manhattan lisible en puisant leurs formes dans une bibliothèque qui n'est autre qu'une police de caractères tridimensionnels.

      Place — A User's Manual atteste que les temps changent, et d'abord les temps de calcul des ordinateurs graphiques les plus rapides. A la logique vectorielle de l'image de synthèse, celle qui forme ici l'espace infini où se distribuent les écrans cylindriques virtuels, s'adjoint aujourd'hui la possibilité d'affichage d'images d'une toute autre origine, saisies optiquement sur le réel (plus simplement, la photographie), pour lesquelles la numérisation est synonyme de respect de la complexité mystérieuse des apparences, irréductible à tout modèle. Jeffrey Shaw s'est bel et bien transporté en ces lieux lointains. Et c'est encore le texte, blocs de lettres en filigrane, qui, flottant vers nous dans l'espace, répond à notre attente d'interlocuteurs dans ces panoramas exotiques.

      Parcours et discours, l'installation Place travaille ce double registre de l'espace comme elle affecte une autre dualité, notre liberté relative. La maîtrise du point de vue par le spectateur est, à l'analyse et dans ses propres déclarations, une préoccupation première de l'artiste. D'une part, pas de place imposée, on traverse les images panoramiques qui, elles, au contraire, assignent strictement une place au regardeur, celle qui fonde la cohérence de la perspective.

      "La perspective n'est pas une simple préparation, ni un préalable à la composition: elle est déjà une peinture virtuelle" dit Jean Louis Schefer dans sa préface à la traduction de l'ouvrage d'Alberti, De la Peinture (1). Le virtuel est le domaine par excellence de l'artifice, il est cependant régi par l'authenticité de l'expérience. Sur un mode ironique, le système perspectif qui est à l'épreuve dans The Golden Calf relève du renversement qui, au cours du XVIIIe siècle, fait que le tableau se construit à partir d'un cadre librement déplacé, au lieu de s'ordonner autour d'une position fixe de l'oeil (2). Le socle de la sculpture est vide. Mais, à travers la fenêtre de l'écran à cristaux liquides, le Veau d'or se met pour nous en perspective. Parce qu'il a la brillance de l'or, il est lui-même machine de perspective. L'image miroirique de ce qui l'entoure fuit dans sa surface convexe. J'imagine ce qui va être fait pour que le Veau d'or soit vraiment dans la rotonde d"entrée d'Artifices: un travail savant de saisie, d"assemblage et d'inclusion dans la mémoire informatique d'images de l'environnement réel. Au-dessus de la sculpture virtuelle, il y aura un lustre hollandais. Alors que nous serons absents du reflet dans la sculpture, nous nous verrons dans la boule de cuivre du lustre, mais nous ne verrons pas le Veau d"or qui lui la reflétera pourtant.
      Dans le panorama de Place ou dans le reflet panoramique de The Golden Calf, Jeffrey Shaw joue de la confrontation de l"absence à la présence, de l'identification à la distanciation. Ces écarts mettent en perspective la perspective elle-même.


Interactivité-Perspective

      On pourrait insister sur la planéité des écrans, sur le fait que la perspective est une illusion de profondeur. De fait, dans les machines de vision numériques, un autre dispositif prend en charge la profondeur pour lui donner un caractère à la fois plus tangible et plus ouvertement fictionnel, c"est le calcul automatique instantané, l"interactivité. Au-delà, on dira que l"interactivité est une «optique» qui saisit les choses non pas dans leurs apparences optiques, mais dans leurs interactions internes et externes, dans les relations entre elles, entre elles et nous.

      Entendu cet été (le 26 juillet 1996), en pleine nuit à la radio, un enregistrement où Gilles Deleuze (nous étions encore à Vincennes, au début des années 70) fait l"éloge de l"expérimentation contre l'interprétation. Il se félicite qu"il y ait des jeunes gens qui passent plus de temps à écrire qu'à lire. Cela devrait nous aider à penser une pratique intelligente de l'interactivité et des réseaux interactifs. On se reporte alors à Dialogues, récemment réédité. On pourrait en extraire ce qui est dit en faveur de l'empirisme: "Les relations sont extérieures à leurs termes. 'Pierre est plus petit que Paul', 'le verre est sur la table': la relation n"est intérieure ni à l'un des termes qui serait dès lors le sujet, ni à l'ensemble des deux (3)."

      Les modèles technologiques ont une incidence sur l'essentiel des pratiques contemporaines. Les artistes qui se réclament de l'art contemporain se débrouillent tant bien que mal avec les nouveaux médias. Aujourd'hui on fait de l'art interactif sans ordinateur. Sur notre affiche, nous annonçons "nouveaux médias dans l"art contemporain". Peut-être devrait-on dire "l'art contemporain dans les nouvelles technologies", c'est-à-dire dans notre temps tel qu"il se produit dans les usages des technologies médiatiques. C'était annoncé: la jonction s'est opérée entre une nouvelle génération et les nouveaux médias. Au prix d'un "recul» technique, car ces jeunes artistes prétendent — à juste raison si l'on regarde "ce liant culturel, cette forme heureuse et naive du consensus: le technokitsch (4)", qui domine les "arts des nouvelles technologies" — s'émanciper du "savoir-faire" que l'on confond avec l'art. A mon sens, il vaut mieux cependant avoir quelques lueurs technologiques si l'on veut critiquer le médium. Mais ceci est une autre affaire, une affaire de temps, de temps dépensé en apprentissage.

      A l'opposé de la technologie savante de Jeffrey Shaw, mais se réclamant comme lui d'une esthétique du rapport inframince, je pense à Gabriel Orozco, à deux de ses photographies vues à Londres, à l'ICA, il y a quelques semaines: la buée d'un souffle sur la laque d'un piano; une orange posée seule sur chaque étal d'un marché mexicain vide (la relation inframince du social au privé me dit Liliane. Voir son article plus loin). Je citerai aussi sa cabine d'ascenseur, transportée, immobile, à hauteur réduite: le sentiment de compression qu"elle nous donne, un équivalent de la sensation d'accélération verticale qui est la nôtre quand nous en usons appartient à ce registre de la relation. Ou encore Yielding Stone, cette boule de pâte à modeler qui ramasse dans son transfert, dans ses déplacements vers l'exposition, poussières et débris, qui garde la trace des doigts, des mains qui l'ont poussée, des obstacles rencontrés. Sa mémoire, son historique, son façonnage en cours ou à venir, à cet instant devant nous, sont comme un appel à l'expérimentation par le spectateur.

      Je parle donc d'arts de la relation, pas de la communication. J'ai gardé la notice qui accompagnait de petites sculptures géométriques que Piotr Kowalski (voir Artifices 3, La Flèche du temps) exposait à la Kunsthalle de Bern en 1968: "Cône, sphère, pyramide à être environnés chez vous". Cette notice à destination du public, invité à finir l'oeuvre ou encore à faire lui-même oeuvre à partir de ce qui serait à la fois un matériau, un instrument et sa méthode, je la prends pour figure, avant la lettre, de l'interactivité, indicateur d'autant plus efficace qu'il reste à l'extérieur du champ de l'interactivité technologique d'aujourd'hui.

      D'une autre façon encore, dans le sens d'une inscription de l'événement comme possible, l'interactivité est une perspective. C'est ce que je repère chez Bill Viola. Au-delà des installations effectivement interactives, Il Vapore (1975) ou He Weeps for You (1976), une pièce comme The Sleep of Reason (1988) se situe à la frontière de l'interactivité: le spectateur ne déclenche rien, mais son inscription temporelle au comportement automatique de l'oeuvre le rend indéfectiblement responsable, solidaire, de ce qui survient, une image fulgurante de cauchemar.


Exposition-Catalogue

      Toute perspective n"impose pas un horizon. Ainsi, la chinoise. Je me souviens que pour Jean-Victor Poncelet (1822), une projection parallèlement à une direction donnée peut aussi être considérée comme une projection centrale dont le centre est rejeté à l'infini. Avec une telle ligne de fuite, on sera ici et ailleurs, simultanément. Il est une perspective dans la planéité. Et l'on remarquera tout de suite, comme pour se rassurer, que l'écran de l'ordinateur sait faire preuve de profondeur. Le labyrinthe aussi a droit à sa perspective, à condition qu'elle ressortisse au langage. Nous entrons dans le texte, à plus forte raison s'il est hypertexte. Le jeu des désignations qui fonde l'essentiel des programmes interactifs sur écran est une profondeur. L'écran pourra trouver sa profondeur dans sa surface même, comme les figures de cartes, sans épaisseur, d'Alice, où "profond a cessé d"être un compliment". Et si l'on passe à travers l'écran-miroir, "là, les événements, dans
      leur différence radicale avec les choses, ne sont plus du tout cherchés en profondeur, mais à la surface (5)".

      Il y a dans l'écran interactif, une profondeur de temps, une "perspective en temps réel (6)" qui appartient en propre au lecteur. Pour répondre à Paul Virilio qui a dénoncé à ce propos le danger d'inertie, on adoptera la proposition de Deleuze, encore: "Les fuites peuvent se faire sur place, en voyage immobile (7)", qui nous ramène, pour reprendre le beau titre de Virilio — en le détachant si possible d'une vision divine et éternelle — vers "un paysage d'événements (8)".

      Sur Internet, les propositions artistiques semblent se rattacher à trois grandes classes. On peut y montrer des travaux qui existent déjà sur d'autres supports. On est alors dans une logique de catalogue, voire de vente par correspondance. Jenny Holzer trouve là un nouvel espace public pour ses truismes, qu'elle nous invite certes à modifier. Car les commutations ouvrent sur des objets mouvants, parce que renouvelés par la saisie constante d'informations. On y adopte par exemple un modèle de télé-surveillance — quitte à la dénoncer, comme le fait Julia Scher — dont la gratuité renforce la symbolique d'ubiquité et de simultanéité. Dans ce cas, une intervention à distance sur des dispositifs installés peut être organisée, comme dans Telegarden de Ken Goldberg.

      Enfin, Internet est le lieu d'interventions et de créations partagées, où sont proposés des dispositifs, des protocoles conceptuels, qui relèvent spontanément du politique: Muntadas et l'inventaire ouvert à tous, dénonciateur des cas de censure; Ingo Günther et sa fiction d'une République des Réfugiés, authentiquement ancrée dans le réel politique planétaire. Ce qui circule, ce sont des propositions d'agencements dont les qualités sont dans les liaisons. Parfois, un tel processus on line peut être extrait de son réseau-matrice pour aller vers un support tel que le CD-Rom qui se structurera alors très logiquement selon les diagrammes des sujets, des lieux et des moments, des événements qui ont présidé à sa production. Au stade que connaît le réseau, le texte domine. C'est l'occasion de redécouvrir la visualité de l'écriture, les formes que donnent les mots sous les mots, une poétique de la conversation des images, un jardinage linguistique.

      Au moment de le faire, je remarque à quel point il y a, avec les projets sur Internet, confusion entre l'exposition et le catalogue, fusion de la carte et du territoire. Inventorier les adresses des sites, les écrire, c'est déjà les rendre accessibles, les exposer. On ne peut pas les exposer autrement qu'en en dressant la liste. Mais le catalogue fini est lui-même impossible, inaccessible. Sa substance fuit de toutes parts. Le réseau est l'espace de la proximité forcée de choses diverses, disparates, mais inscrites dans les mêmes contraintes formelles, dans les mêmes pauvres formes, puisque ces formes sont chez vous avant même d'être habitées. Ce voisinage est fortuit, forcé, heureux, dangereux. On voit souvent, en chemin, des choses plus intéressantes que l'art, des choses d'amateurs ou de grands scientifiques. On se procure les recettes du L.S.D. ou de bombes artisanales. De ce virtuel, on passe semble-t-il aisément à l"acte. Sur les réseaux, l'art pourrait se trouver, sinon des recettes — mais pourquoi pas des recettes? — de vraies fréquentations, inquiétantes et encourageantes, un désir de diversité.

      Je lis dans le dépliant publicitaire d"un fauteuil de bureau high-tech: "Les nouvelles technologies de la communication ont tendance à réduire notre espace physique à mesure qu'elles élargissent notre horizon intellectuel. La place prédominante accordée à l'ordinateur, que ce soit pour effectuer de la saisie ou pour dialoguer sur Internet, redonne toute son importance au siège."

      Nous sommes revenus à la scénographie d'Artifices. Je savais bien qu'il fallait cette fois plus de chaises encore, et, en prévision de changements, mettre des roulettes aux tables. Et voilà que je reçois l'invitation à la prochaine exposition de Chen Chih-cheng (Dans Artifices 3 il avait fait un dictionnaire interactif): il y reproduit un dessin chinois ancien, une machine de vision et de guerre, une échelle montée sur roues, dont il me dit que c'est "un véhicule pour voir loin".
      Il s'agit en effet d'être, en art et avec l'art, perspicaces (d'avoir le regard pénétrant de la perspective).


Notes

(1) Alberti, De la Peinture/ De Pictura, préface, traduction et notes par Jean Louis Schefer, Macula Dédale, Paris, 1992, p. 21.
(2) Voir notamment Roland Recht, La Lettre de Humboldt, Bourgois, Paris, 1989, p. 147-150. L’auteur voit dans cette mutation la naissance du regard photographique et moderne.
(3) Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, Flammarion, Paris, 1996, p. 69. La première édition est de 1977, mais cela ne figure pas dans cette nouvelle édition qui comprend un texte inédit: "L’actuel et le virtuel".
(4) Paul Ardenne, "Biennale Art et technomania", Omnibus, numéro 16, avril 1996.
(5) Gilles Deleuze, Logique du sens, Minuit, Paris, 1969, p. 19.
(6) Paul Virilio, L’Inertie polaire, Bourgois, Paris, 1990, P. 111.
(7) Dialogues, p. 49.
(8) Paul Virilio, Un paysage d’événements, Galilée, Paris, 1996.