| Artifices 4 | 6 novembre-5 décembre 1996 | Langages en perspective |

 

ArtificesArt ? l'orninateur
Maren Köpp, Art sur réseau, quelques exemples


"Du texte" dynamique

      Les images, les textes et les sons sont les formes privilégiées de communication sur les réseaux. Cependant, le texte en est actuellement la forme la plus répandue. Il dépasse sur les réseaux sa fonction conventionnelle puisqu'il tend de fait à traduire tout ce qui ne s'y passe pas, à remplacer toutes les autres formes de communication en temps réel. La place primordiale que prend le texte dans les réseaux, ainsi que leur popularité, témoigne peut-être d'un retour à la communication par l'écriture. Richard Barbourgh rappelle que cette communication fait penser aux échanges de lettres au cours du XVIIIe siècle. "Nous n'avons jamais tant écrit", dit-il, évoquant une "re-textualisation de la société (1)".


Le texte comme interface

      Dans le futur, l'interface qui est encore aujourd'hui presque exclusivement textuelle (principalement des "pages-écrans" constituées de textes et d'images) va probablement être remplacée par d'autres systèmes de navigation, tel que le VRML (2). Grâce au VRML, on ne "feuillette" plus, mais pour la première fois on a la sensation véritable de "naviguer". On passe de la simple consultation de pages à un espace dans lequel on approche les différents lieux et objets d'une façon plus personnalisée et intuitive. Mais on s'aperçoit que la navigation dans un espace purement symbolique devient très vite lassante. En effet, une fois le principe saisi, il n'y a plus rien à voir. Le tout est de comprendre le principe de navigation, reste alors à vérifier le bon fonctionnement du système. On est malgré tout tenté de revenir au contenu, au texte, même si souvent aujourd'hui l'accès aux oeuvres —l'interface— prend plus d'importance que le contenu. L'accumulation de textes tend en effet à prendre la place d'une quelconque matérialité des oeuvres. Cette prolifération conduit les textes à acquérir une dimension ornementale.


Un nouvel environnement d'écriture

      Dans l'hypertexte que constitue le réseau informatique, des unités conceptuelles —mots "actifs", noeuds du réseau— et leurs liaisons associatives correspondent à des objets que l'utilisateur peut manipuler sur l'écran de l'ordinateur. Cela veut dire qu'il n'y a plus dans ce contexte, potentiellement, de séparation entre texte et objet.

      Le système hypertextuel qui constitue les réseaux est plus qu'un simple outil d'écriture, et on pourrait même le voir comme un "environnement d'écriture", dynamique et multimédia, en évolution.
      Ce passage de l'outil d'écriture à un réel environnement d'écriture est essentiel pour ce qui va en résulter, car le processus de l'écriture, de la création de l'hypertexte et l'acte de lecture en sont renouvelés.

      La nature même de l'outil informatique implique des contraintes, des limites, mais également des ouvertures liées à la souplesse que permet l'organisation des données. Ainsi, on retrouve différentes formes de langages sur Internet —des "langages de plus en plus non linéaires et transactionnels (3)". Ceci témoigne, ni plus et ni moins, de la "révolution des formes linguistiques, à laquelle nous assistons aujourd'hui (4)".


Circuits de l'art

      "That's what culture is, a successful misunderstanding. The opposite of culture is the 'perfect reception' of closed-loop communication (5)."L'"art sur réseau" se situe dans un espace de communication dynamique complexe et délocalisé. Depuis longtemps, des tentatives pour construire une rhétorique discontinue et dynamique ont été conduites (6); mais aussi, à partir du début des années quatre-vingt, des projets artistiques qui consistaient dans la production de textes collectifs, "globaux" et "déterritorialisés" (7).

      Le modèle de communication d'une simple transmission d'un émetteur à un récepteur est aujourd'hui dépassé. L'interactivité peut sur les réseaux réellement changer les travaux et créer des structures en permanente transformation. Ainsi, cet espace de communication redéfinit la diffusion, la réception de l'art et toute sa structure, par le fait qu'il amorce l'abolition de la séparation entre artiste et public. Cela explique peut-être le fait que l'on rencontre sur Internet beaucoup de projets autour, non seulement des questions touchant à l'art, mais également interrogeant la validité des institutions artistiques.

      Sur le réseau, l'art sort de son cadre institutionnel traditionnel. Il fournit ainsi une réponse à l'échec des tentatives d'un certain nombre d'institutions qui n'ont pas pu réaliser des idées prometteuses, comme celle de Joseph Beuys, qui proposait de considérer le musée comme l'endroit d'une conférence permanente. On se rappelle aussi qu'à la fondation du Centre Pompidou, on ne voulait pas seulement monter des expositions, mais aussi montrer le processus de création, présenter des ateliers, des laboratoires, et éviter que le musée ne soit qu'un dépôt d'oeuvres. L'oeuvre devait être vue en tant que processus et non en tant qu'objet.

      Les réseaux peuvent répondre à de telles propositions, puisque le médium lui-même comporte des caractéristiques qui correspondent à la nature même de ces idées.Les projets artistiques sélectionnés pour Artifices 4 ont assimilé certaines spécificités essentielles du médium. Un art sur réseau ne peut pas, en effet, consister dans la représentation ou l'imitation de choses préexistantes. La simple adaptation d'oeuvres au format du réseau ne produit pas nécessairement les expériences les plus intéressantes.

      À défaut d'inventer des nouvelles formes de langages, celles-ci se contentent de stocker des documents déjà existants et confortent ainsi les systèmes d'écriture et de lecture conventionnels. C'est ce que l'on constate avec de nombreux sites dits "artistiques", où l'on présente des collections de photos d'oeuvres de tel ou tel artiste, réalisées indépendamment des réseaux. Ce sont des systèmes totalement auto-référenciels, dont la seule motivation est de justifier leur présence par le principe de l'accumulation.


Un art sans lieu fixe

      Faut-il rappeler, avec Catherine David et Jean-François Chevrier que "la quantité croissante de signaux résultants de l'extension des réseaux de transmission ne garantit en aucun cas un enrichissement des symboles transmis. (…) Faut-il aussi rappeler que l'efficacité technique de plus en plus grande de la production de l'information, dans tous les domaines de l'activité sociale, économique, politique et culturelle, correspond à un déficit équivalent dans l'interprétation et la transformation de ces activités (8)."

      A l'heure actuelle, Paul Virilio annonce: "L'art à l'ère virtuelle est nulle part. Il consiste simplement dans l'émission et la réception d'un signal. C'est un art du feed-back au dernier stade de la délocalisation." Plus loin, il ajoute: "L'art n'a plus lieu, n'a plus un lieu précis, est devenu pure énergie (9)." Cependant, en dépit de quelques formes d'art —de l'art sur réseau par exemple— que l'on qualifiera de "liquid art", on est quand même toujours au coeur de tentatives de numérisation de tout ce qui existe, de l'archivage et du stockage.

      De plus, la délocalisation n'équivaut pas à une disparition. À l'"esthétique de la disparition" de Paul Virilio, on pourrait adjoindre une esthétique de la transformation. Et le fait que l'art n'ait plus un lieu précis ne signifie pas qu'il n'ait plus lieu du tout. Il n'est, en effet, peut-être pas nécessaire de tout conserver, de tout sauver de la disparition. Plutôt que de viser la conservation, il faudrait développer un art de la conversation dans lequel ce qui importe n'est pas une conversation, mais la conversation en tant que "phénomène transactionnel". Un art très direct, en transformation, peut éviter la répétition, la copie, et serait peut-être plus à même de déclencher d'autres formes d'art. Dans ce nouveau contexte, travailler à la "présence de l'art" ou à sa conservation devient peut-être un phénomène provocateur (10).


De l'art sur les réseaux

      Les nouvelles formes de langages définies précédemment ne sont pas sans répercussions sur la création artistique utilisant les réseaux. Les projets qui suivent témoignent de l'état actuel des productions de ce domaine.


Trois projets récents d'Antoni Muntadas

      Le projet d'Antoni Muntadas intitulé The File Room reprend un thème central de l'artiste: le contrôle exercé par la politique, la communication, c'est-à-dire le système de pouvoir. Ce projet a été exposé à plusieurs reprises sous forme d'installation. Il s'agit d'archives en extension perpétuelle, constituées de documents censurés provenant de différents pays et qui ont pu être diffusés grâce au réseau.
      The File Room offre, outre la possibilité de consulter ces documents censurés, celle d'en ajouter d'autres pour élargir la base de données. L'universalité du réseau et sa souplesse actuelle concernant les questions de droits, de censures, etc., sont bien traitées dans cette pièce. Dans ce système dynamique d'archives, on choisit l'accès aux différents cas censurés d'après des catégories différentes: lieu, date, raison de la censure et médium. Le projet dépasse la fonction traditionnelle des archives. La manière même dont ces archives sont stockées est plus importante que de stocker le plus grand nombre d'informations possible. Les archives sont potentiellement constituées par les individus qui les consultent. The File Room met en évidence le fait que la censure fait déjà partie des systèmes d'archivage conventionnels, dans la mesure où seules quelques personnes ou institutions officielles détiennent le pouvoir de les constituer et par le fait que l'accès aux archives, leur consultation, sont réglementés, voire dans certains cas interdits.

      Dans ses projets les plus récents — On Translation:
      The Transmission et La Sala de Control, Muntadas utilise différents médias tels que le visiophone et les caméras de surveillance. Dans La Sala de Control, des caméras sont installées afin de surveiller l'espace de l'exposition, le bâtiment et la ville. Le citoyen, le public, est le surveillant.

      Les trois installations partagent les mêmes préoccupations conceptuelles, les mêmes questions et les mêmes principes de détournement. Muntadas questionne les paradoxes du langage, en ayant un regard critique sur les utilisations des mots tels que avant-garde, multimédia et interactivité, ainsi que sur les recherches entre le militaire et les entreprises. Il perçoit la redéfinition du design et des projets collectifs comme des alternatives et des pratiques des nouveaux médias.
      Un des sujets d'intérêt principaux de Muntadas a trait aux technologies mises au point par les militaires et par l'industrie, et à leur usage artistique.


Refugees' Republic

      Ingo Günther s'intéresse aussi à des questions d'ordre politique. Refugees' Republic est une "république pour les réfugiés", sur Internet, qui se situe entre fiction (création de passeports pour les réfugiés) et réalité (accès à un nombre important d'informations sur les réfugiés). Ce site constitue le prototype d'un projet qui pourrait avoir un véritable impact sur le réel. Dans ce projet, outre les liens internes, on trouve une possibilité d'accès, via gopher (11), à une base de données entièrement textuelle organisée autour des questions concernant les réfugiés.

      Pour Ingo Günther, la République des Réfugiés est encore à l'état expérimental, mais anticipe néanmoins les exigences sociales et politiques futures: "Pris en tant que réseau transglobal et équipé d'une forme propre de gouvernement, les réfugiés sont des candidats avec la meilleure chance pour devenir l'avant-garde socio-économique et politico-idéologique du prochain siècle (12)."

Blast et X-Art Foundation

      La X-Art Foundation, organisation qui accueille le projet Blast, interroge, elle, la nature de l'art et ses fonctions socio-culturelles. Dans Blast, le texte auto-organisant fonctionne "comme champ de rencontre dans un réseau d'associations (13)". Lors de la visite du site Blast, on apprend qu'il s'agit d'un système consistant en des travaux collectifs. La forme que peut prendre ce projet —magazine, livre d'artiste, projet scientifique, espace d'exposition mouvant, ou oeuvre d'art— dépend des intentions des participants et du lieu de sa réception. Le processus de l'exploration effectuée par l'utilisateur transforme constamment le projet jusqu'à devenir son contenu. Le lecteur devient ainsi co-auteur.

      Une des particularités de ce projet tient au fait que le lecteur ne se trouve pas face à des chemins préétablis. Il commence directement au milieu d'un espace constitué de sphères de différentes tailles menant à différents travaux. Aucun des éléments n'est signé par son auteur ou identifié par un titre. La découverte d'un élément est plus importante que son identification immédiate par une "étiquette". Pour Jordan Crandall, la structure de Blast ne correspond pas aux notions d'auteur et de lecteur, mais à un jeu évolutif entre expéditeur, destinataire et contexte. L'auteur n'est plus au centre, et le travail est un espace de trans-action: des champs de possibles dans lesquels l'art se crée:
      "Zones de transmission, matrices de circulation et formes fantastiques de relations entre les choses: Blast. (...) Le lecteur/spectateur est à la fois à l'intérieur et à l'extérieur, serviteur et maître, immergé à l'intérieur d'un réseau complexe d'activités qui initie et rend compte de l'hybridation du corps, de l'espace et de la vision par delà les limites de l'écran. Cette présentation rend nécessaire une compréhension des procédures contemporaines, grâce auxquelles se déterminent ces pratiques et procédures.(...)"


Le projet d'Äda ‘web

      Äda ‘web est un site qui invite des artistes contemporains à présenter des projets spécifiques au médium. L'un des premiers était celui de Jenny Holzer, Please Change Beliefs, dans lequel l'utilisateur pouvait intervenir et modifier les célèbres "truismes". Dans ce travail, l'anonymat est un aspect important.

      Pour Benjamin Weil, initiateur d'Äda ‘web:
      "Le projet prend exemple sur le processus de faire de l'art à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix quand les artistes ont essayé de séparer leur pratique de la production de marchandises prisée par les collectionneurs. Les questions en jeu dans la définition du World Wide Web, le vocabulaire émergent, les éventuels modes de structuration de ce domaine, définissent une situation qui est comparable à l'état actuel de la réflexion dans laquelle les artistes travaillent.

      Äda ‘web cherche aussi à participer activement à une redéfinition de la relation que les spectateurs entretiennent avec la production et la pensée de l'art contemporain (14). "Un des projets présentés sur äda'web est The Konsent Klinik de Julia Scher. On entre dans un circuit fermé de différentes prises de vues de caméras qui rappellent les caméras de surveillance, que Julia Scher utilisait dans son travail antérieur. Aussi dans ce projet utilisant les réseaux, l'utilisateur est "impliqué" en tant que présence active dans un système de régulation sociale (15)."
      Un des projets les plus récents d'äda ‘web permet aux utilisateurs avant que celui-ci soit achevé, d'en influencer à la fois le concept et le contenu futurs.


Notes

(1) Communication de Richard Barbourgh lors du symposium Ars Electronica à Linz en 1996.
(2) VRML: virtual reality markup language, langage de codification en réalité virtuelle (propre au réseau).
(3) Jordan Crandall dans Blast, http://artnetweb.com/artnetweb/projects/blast/xaf2.html
(4) Derrick de Kerkhove, http://www.t0/kerckhov/kerckhov.htm
(5) "Voilà ce qu'est la culture, un malentendu réussi. Le contraire de la culture est la 'parfaite réception' d'une communication en circuit fermé." Éditorial de documenta documents 2, 1996, Documenta GmbH, Cantz Verlag, Kassel, 1996, p. 1.
(6) Avec sa "machine de lecture", Raymond Roussel séparait physiquement les différentes phases du texte en imprimant chaque extrait sur une carte différente. Cela donnait au lecteur la possibilité de rapprocher les extraits de son choix sans être contrarié par un ordre linéaire préexistant. Les différentes cartes étaient montées sur une roue. Le côté extérieur de chaque carte était marqué par une couleur spécifique qui signalait le groupe auquel cette carte appartenait. Les cartes étaient installées autour de l'axe d’un tambour que l'utilisateur pouvait tourner à l'aide d'une manivelle. Avec son autre main, il pouvait sortir la carte qu'il souhaitait lire. Certaines cartes étaient reliées en série, suivant le principe des cartes postales en accordéon.
(7) La Plissure du texte de Roy Ascott, montré lors l'exposition Electra en 1983, en est un exemple. (8) Catherine David, Jean-François Chevrier, "Die Aktualität des Bildes, zwischen den Schönen Künsten und den Medien", documenta documents 2, 1996, Documenta GmbH, Cantz Verlag, Kassel, p. 57.
(9) Catherine David et Paul Virilio, "The Dark Spot of Art", documenta documents 1, 1996, Documenta GmbH, Kassel, Cantz Verlag, p. 47.
(10) Comme le remarque justement Paul Virilio, op.cit., p. 47.
(11) Un des premiers systèmes de navigation hypertextuelle au travers de bases de données d’Internet.
(12) Ingo Günther dans Refugees’ Republic, http://www.t0.or.at/~RR/
(13) Blast, http://www.artnetweb.com./artnetweb/projects/blast/blast.html
(14) Benjamin Weil, New York, 15 septembre 1996.
(15) Timothy Druckrey, Julia Scher, "Telephobic Modernity and the Ecologies of Surveillance", dans Art + Text, 1996.