| Artifices 4 | 6 novembre-5 décembre 1996 | Langages en perspective |

 

ArtificesArt ? l'orninateur
| Liliane Terrier, L'art de la conversation sur le net?


      conversation

      1. Vx. Rapport, relation que l'on entretient avec qqn.
      2. (1537). Mod. et cour. Échange de propos (naturel, spontané); ce qui se dit dans un tel échange.
      3. Entretien entre personnes responsables, en petit nombre et souvent à huis clos. 4. La conversation de qqn, sa conversation, sa manière de parler; ce qu'il dit dans la conversation.(1)


      mode

      mode n. m. (angl. mode). Type de fonctionnement, de traitement ou d'exploitation d'un ordinateur ou d'une unité périphérique. Mode conversationnel (angl. conversational mode), type d'exploitation des machines faisant intervenir des techniques de dialogue entre l'opérateur (l'utilisateur) et le calculateur. (En mode conversationnel, le dialogue se déroule selon un processus et dans des limites bien définis. Il est total dans le mode interactif (angl. interactive mode), le système ayant lui-même cette qualité.) (2)
      Conversationnel est entré vers 1970 dans le langage de l'informatique, d'après l'anglais conversational mode, "mode d'utilisation de l'ordinateur dans lequel l'utilisateur dialogue avec la machine". Il y est substantivé (par ellipse de mode).


"Fin de l'exposition, début des conversations"

      Conversation fut le mot employé par Paul Devautour, dimanche 13 avril 1996, dans un débat public à propos d'Internet, pour définir le mode d'occupation du net par les artistes. L'art réduit à la conversation entre artistes, pendant le temps de leurs projets individuels, serait cet échange, une sorte d'expérience collective qui interroge ce qu'est l'art aujourd'hui, la conversation devenant oeuvre et théorie de l'art. Le caractère à la fois collectif, spiritualisé et dématérialisé de l'art est réaffirmé. Il trouve sa logique évidente, son enveloppe et sa forme sur le net, outil qui vient à point dans la logique de l'époque.

      Cette déclaration était dans la suite de la conclusion grandiloquente et humoristique d'un précédent article de Maria Wutz, alias Paul Devautour, dans la revue Omnibus (3): "Il s'agit maintenant de réinventer entre artistes une communication généreuse et désintéressée, capable de construire un monde de l'art transparent et coloré, basé sur le partage et l'échange (4)."
      L'article traitait de la "fin de l'exposition [et du] début des conversations", et de "l'HTML (5), [comme] langage naturel de l'art": "Le milieu de l'art était un réseau de réseaux avant même que les artistes aient tous leur fax et bien avant que les galeries ne commencent à équiper leurs ordinateurs d'un modem". L'art était en quelque sorte en avance sur les techniques, et selon Devautour, ces techniques peuvent devenir les modèles pour comprendre l'état présent du monde de l'art et même pour le transformer positivement!

      La substitution de l'exposition par la conversation caractérise cet état présent du monde de l'art. Aujourd'hui, l'argumentaire fait partie de l'oeuvre d'art: "L'argumentation est une opération distribuée qui mobilise une sorte d'intelligence collective. La totalité du milieu de l'art y est impliqué, (...) tous les joueurs contribuent par leur conversation à la construction complexe et fragile du monde de l'art, en tant qu'il peut être décrit comme un hypertexte", d'où son arrivée naturelle sur le net. Cependant, Paul Devautour veut faire oeuvre personnelle sur le net. Son Cercle Ramo Nash est un site où s'ouvrira une conversation , dont la règle du jeu consistera pour tous ses participants à poser toutes leurs questions sur l'art ou sur toute autre chose. Il leur sera répondu, avec la régularité d'un système expert (alias Paul Devautour). C'est le rôle retrouvé de l'artiste, qui a réponse à tout. On retrouve un mode conversationnel classique de l'informatique, un dialogue homme-machine, l'artiste ne faisant qu'un enfin, avec une machine domptée.


"La rage humaine de communiquer"

      Cette pratique artistique du jeu de questions-réponses, qu'on peut placer sous l'égide d'une esthétique de "la rage humaine de communiquer (6)", on la trouve chez Joseph Grigely, l'informatique en moins, mais l'hypertextualité, autre caracté-ristique de l'HTML, bien matérialisée. Joseph Grigely est un artiste américain qui est devenu sourd en 1967, à l'âge de 11 ans. Depuis plusieurs années, la plupart de ses travaux portent le nom de Conversations with the Hearing. Il a fait de sa surdité un outil de création artistique, par une simple opération de transfert de son handicap sur son interlocuteur, ce qu'il décrit ainsi: "Une des choses amusantes lorsqu'on est sourd, c'est la façon dont on appréhende le monde et dont on place dans une perspective étrange les choses ordinaires que les gens considèrent comme acquises.

      Lire sur les lèvres par exemple. L'idée courante est que lorsque les gens parlent, les sourds sont censés "lire" les mots sur leurs lèvres. Le problème est que tant de mots se ressemblent, tant de personnes parlent entre leurs dents et tant de personnes ne terminent jamais leurs phrases. Je passe beaucoup moins de temps à lire sur les lèvres ce que les gens disent réellement qu'à interpréter de travers ce qu'ils semblent dire. C'est tellement facile de tout prendre de travers. Généralement, je ne trouve pas ça trop grave —parfois je demande à mes interlocuteurs de mettre sur le papier ce qu'ils disent, parfois même je laisse tomber. C'est très simple de faire semblant. Quand des gens me posent des questions cependant, et qu'ils sont donc en droit d'attendre une réponse, dans ces cas-là je ne peux pas me dérober et je suis obligé de leur demander d'écrire ce qu'ils veulent sur le papier (7)."

      Ainsi, c'est l'interlocuteur de Joseph Grigely qui se trouve sommé de produire en abondance, de manière improvisée, dans le temps réel de la conversation, des signes autres que la parole ordinaire pour se faire "entendre". Cela donne effectivement une abondante production de petits bouts de papier recouverts d'écriture manuscrite, que Joseph Grigely archive minutieusement quotidiennement. Ce sont des banalités ("quelle sorte d'art faites-vous?", demande un écrivain), des observations poétiques ("la parole est un souffle mis en forme"), des fragments de dialogue ("Je pense que les banlieues sont un peu érotiques. Sshh!!! Les gens écoutent.").

      Dans ses installations, Grigely recompose le contexte original de ces conversations, en juxtaposant ces archives avec de petits paragraphes de commentaires personnels dactylographiés et encadrés. Ses story lines narratives combinent des anecdotes autobiographiques et des réflexions philosophiques. Les installations reprennent des éléments de mobilier évoquant des lieux restreints où s'étaient déroulées les conversations.
      A Rotterdam, en 1996, dans la villa Mehr Licht investie par l'exposition Manifesta 1, c'était la chambre même où s'étaient tenues les conversations dans un temps précédant la date d'ouverture de l'exposition. Rubinstein dit encore: "Grigely crée de l'hypertexte sans utiliser l'ordinateur, mais les matériaux les plus simples, des notes manuscrites (8), des textes imprimés dans de simples cadres noirs, quelques pièces de mobilier. Ses installations sont hypertextuelles parce qu'elles refusent la linéarité, offrant à la place, au spectateur/lecteur, une multitude de chemins vers le sens. Il est possible de passer d'un commentaire à une note manuscrite, d'une note à une autre, dans n'importe quelle séquence, celle que vos yeux et votre curiosité conduisent. L'ordre textuel de l'oeuvre est aussi reconfiguré lorsque des éléments de l'installation réapparaissent, avec un contexte nouveau, comme les pages d'un catalogue de l'artiste, ou les projets de livres. Un livre conventionnel ne pourrait jamais contenir toutes les permutations de l'oeuvre littéraire de Grigely (9)."

      Rubinstein constate aussi que ses arrangements sur les tables font nature morte, les rangées de feuilles de papier sur les murs évoquent l'abstraction basée sur la grille de Mondrian. Il évoque des peintres comme Vermeer ou Chardin. La différence est selon lui que leurs peintures sont concernées par la poésie de la lumière, alors que Grigely consacre son attention artistique au domaine de la parole et de l'écrit.


La conversation comme médium artistique

      Chez Devautour et Grigely, on a trouvé avec la conversation, semble-t-il, un médium artistique fonctionnant sur le registre de l'esthétique de la communication, fût-il, et c'est sa qualité, à la fois enragé, un peu hystérique, mais aussi intellectualisé. Mais il s'agit de mesurer la qualité esthétique d'un médium à sa capacité de production et d'échange de signes entre l'auteur et le regardeur. Proust et Rousseau l'ont fait.
      La différence entre écriture et parole orale, montrée chez Grigely, est analysée par Gilles Deleuze chez Proust. On trouve la conversation (l'oralité) opposée à l'écriture littéraire, exploratrice de mondes de signes non linguistiques. "L'oeuvre de Proust, dit Deleuze, est fondée, non sur l'exposition de la mémoire, mais sur l'apprentissage des signes (...). La Recherche se présente comme l'exploration des différents mondes de signes, qui s'organisent en cercles et se recoupent en certains points. (...) Le premier monde de La Recherche est celui de la mondanité. (...) Le second cercle est celui de l'amour. La rencontre Charlus-Jupien fait assister le lecteur au plus prodigieux échange de signes. Devenir amoureux, c'est individualiser quelqu'un par les signes qu'il porte ou qu'il émet. C'est devenir sensible à ces signes, en faire l'apprentissage (ainsi la lente individualisation d'Albertine dans le groupe de jeunes filles). Il se peut que l'amitié se nourrisse d'observation et de conversation, mais l'amour naît et se nourrit d'interprétation silencieuse.(...) La jalousie, qui est la vérité de l'amour va plus loin dans la saisie et dans l'interprétation des signes (10)."

      Si l'on pouvait penser avec Paul Devautour ou Joseph Grigely que la conversation pouvait se substituer à l'art, comme pourvoyeuse et échangeuse de signes, dans le rapport auteur-regardeur, avec Proust, c'est la télépathie du sentiment amoureux et plus précisément de la jalousie qui s'y substitue. Proust ne reconnaît à la conversation qu'une stricte valeur de communication dans l'amitié.


La télépathie comme médium artistique

      Jean-Jacques Rousseau va plus loin, dans une entreprise de dénigrement systématique de la conversation. L'amour mais aussi l'amitié se passent de communication verbale chez Rousseau. Le silence ou le babil se substituent à la conversation. Dans l'imagerie rousseauiste, on retiendra cette scène familière qui met en présence Rousseau jeune homme et Madame de Warens, sa protectrice, comme dans une peinture anglaise du XVIIIe siècle dite conversation piece: "Je n'avois ni transports ni désirs auprès d'elle: j'étois dans un calme ravissant, jouissant sans savoir de quoi. J'aurois ainsi passé ma vie et l'éternité sans même m'ennuyer un instant. Elle est la seule personne avec qui je n'ai jamais senti cette sècheresse de conversation qui me fait un supplice du devoir de la soutenir. Nos tête-à-têtes étoient moins des entretiens qu'un babil intarissable qui pour finir avoit besoin d'être interrompu. Loin de me faire une loi de parler il falloit plustot m'en faire une de me taire (1)."
      Rousseau oppose immédiatement cette scène à celle de la conversation-corvée-sociale: "Dans le tête-à-tête, il y a un autre inconvénient que je trouve pire; la nécessité de parler toujours. Quand on vous parle il faut répondre, et si l'on ne dit mot, il faut relever la conversation. Cette insupportable contrainte m'eut seule dégouté de la société. Je ne trouve point de gêne plus terrible que l'obligation de parler sur le champ et toujours. Je ne sais si ceci tient à ma mortelle aversion pour tout assujetissement; mais c'est assez qu'il faille absolument que je parle pour que je dise une sotise infailliblement (12)."
      Rousseau n'est pas très loin de Joseph Kosuth, qui a pu en appeler à la télépathie comme médium artistique pour échapper, sans doute, à la "sotise" de la pâte picturale, comme à ce langage peut-être trop transparent, trop linéaire —l'hypertexte n'existait pas— qu'il employait alors, comme Lawrence Weiner ou d'autres artistes conceptuels, à la place des médiums traditionnels.

      La conversation silencieuse de John Cage avec Marcel Duchamp explore le champ de la télépathie: "J'ai joué aux échecs non pas principalement avec Marcel Duchamp, mais avec Teeny Duchamp, sa femme. Quand nous faisions une partie, nous étions assis, Teeny et moi, à un bout de la pièce, et Marcel se tenait en général de l'autre côté, fumant son cigare. De temps à autre, il venait voir où nous en étions, et relevait nos erreurs. Lui-même était un immense joueur d'échecs, mais pendant toute sa vie, il m'a fasciné bien davantage par sa personnalité. Si je m'intéressais à lui, ce n'était nullement pour l'interroger ou parce que j'aurais eu des questions à lui poser;
      je n'avais pas envie de lui poser de questions, je voulais juste être avec lui. De temps à autre, nous nous asseyions ensemble afin, disait-il, d'"avoir une conversation; mais le plus souvent, nous ne disions rien (13).
      "On découvre dans ce texte, une conversation piece, où la télépathie est à l'oeuvre, pour Cage certainement, mais aussi pour Duchamp sans doute. S'il s'agit d'amitié ici,
      on est plus proche de Rousseau que de Proust. La télépathie fonctionne, parce que c'est Duchamp, parce que c'est Cage, avec chacun un background connu de l'autre. Les forums sur le net devraient avoir cette qualité de silence "cultivé", parce que sous le court texte d'appel à l'écran, la note de type "grigelien" ou duchampien, d'autres textes sont stockés et peuvent affleurer à la demande, par les effets des liens hypertextuels, silencieusement. On réhabilitera aussi le "babil", dont l'hypertexte nous donnera peut-être la clef.


"L'artiste doit-il aller à l'université?"

      L'allocution intitulée "L'artiste doit-il aller à l'université?", prononcée par Marcel Duchamp, lors d'un colloque organisé à Hofstra le 13 mai 1960, commençait ainsi: "Bête comme un peintre. Ce proverbe français remonte au moinsau temps de La Vie de Bohême de Murger, autour de 1880, et s'emploie toujours comme une plaisanterie dans les discussions(14)." Marcel Duchamp s'est appliqué, durant toute sa vie, à casser cette image de l'artiste, en faisant publiquement autre chose que de la peinture (des séries "linguistiques" de ready-mades, des mathématiques, des tournois d'échecs, des voyages et des séjours à la montagne chez des amis) et en multipliant les activités d'"opérateur en art" (conseiller des collectionneurs pour l'achat d'oeuvres, commissaire d'exposition, invité des parties du monde de l'art à New York), tout en continuant sa grande oeuvre dans le secret.

      Certains continuent, aujourd'hui encore, à faire l'éloge de peintres exhibitionnistes. Le net —la toile, comme disent les Canadiens — devrait nous permettre d'entrer dans la sphère esthétique duchampienne de l'inframince, naturellement langagière. Mais libre à nous de continuer encore à accomplir des activités plasticiennes dans le secret de nos cuisines et à en exposer les résultats dans des galeries d'art confidentielles.


Une seule conversation générale

      Le samedi après-midi à Paris, rue des Écoles, la brasserie Balzar devient une sorte de cyber-café sur Intranet: l'acoustique est très bonne et la disposition rapprochée des tables idéale. Chaque phrase prononcée par un client à l'adresse de son interlocuteur de table part dans l'air et peut être entendue de manière parfaitement claire par tous les autres clients des autres tables. D'autant que les clients du Balzar parlent haut, fort et distinctement. On obtient donc une seule conversation générale, dont les phrases se succèdent dans leur ordre temporel d'énonciation. Avec quelques effets de collision ou plutôt d'inframince, quand des phrases sont émises en même temps. Un client silencieux et attentif, seul à sa table, peut écouter cette conversation globale, la comprendre, dans une situation assez proche de celle de la consultation des forums de discussion sur le net, à ceci près que dans l'ordinateur, c'est le logiciel, qui permet de mettre en mémoire l'ensemble des interventions et de les hypertextualiser, c'est-à-dire d'accomplir des "jeux de langage", de trouver des "airs de famille", à la manière de Wittgenstein, dans le silence et en toute tranquillité...
      Ceci sera ma conclusion, en forme de réhabilitation de la conversation au rang de la littérature, grâce au net.


Notes

(1) Le Robert, édition électronique.
(2) Dictionnaire de l'informatique, Larousse, Paris, 1981.
(3) Maria Wutz, "Art World Wide Web", Omnibus, n°13, juillet 1995, Paris.
(4) Ainsi le projet pour le Word Wide Web de Dominique Gonzalez-Foerster, Studio Color, complexe de 7 studios virtuels, tous d'une couleur différente, est basé sur le logiciel Palace, qui permet de circuler dans cet environnement graphique, tout en entretenant un dialogue en temps réel avec les autres utilisateurs présents sur la même page HTML.
(5) HTML: hypertext markup language (langage de codification hypertexte sur le réseau).
(6) "The human rage for communication, our needs, using any means, however faulty, to trade words", Raphael Rubinstein, Visual voices, Art in America, April 1996, New York. Les propos tenus ici sur Joseph Grigely s'inspirent largement de cet article. Les citations proviennent de cet article.
(7) Ibid.
(8) Marcel Duchamp pratiquait déjà l'art de la note manuscrite sur bribe de papier (rabat d'enveloppe, papier à lettres d'hôtel... Ainsi son concept idiosyncrasique d'inframince se formalise en 46 notes descriptives d'expériences surtout sensorielles où il peut se manifester, comme: "quand la fumée de tabac sent aussi de/ la bouche qui l'exhale, leurs deux odeurs/ s'épousent par inframince (inframince/olfactif)". L'ensemble des facs-similés de ces notes figure dans Marcel Duchamp, Notes, Paul Matisse et Centre Georges Pompidou, Paris, 1980.
(9) Joseph Grigely, catalogue de l'exposition, Frac Limousin, 4 mai au 25 mai 1996.
(10) Gilles Deleuze, Proust et les signes, Puf, Paris, 1993, p. 11, 12 et 16.
(11) Jean-Jacques Rousseau, oeuvres complètes, tome 1, Les Confessions, livre 3, La Pléiade, Paris, 1959, p. 107 et 115.
(12) Ibid.
(13) John Cage, Je n'ai jamais écouté aucun son sans l'aimer : le seul problème avec les sons, c'est la musique, La main courante, Limoges, 1994, p. 25-26.
(14) Marcel Duchamp, Duchamp du signe, Champs, Flammarion, Paris, 1994, p. 236.