Le récit interactif, tables rondes, 6 décembre 2000 — ENSAD-ARi, labEi, CIREN
  Le récit interactif à l'École nationale supérieure des arts décoratifs, Paris


Le récit interactif | Langage et écritures: Jacques MORIZOT, Jean-Pierre BALPE, Anne CAUQUELIN, Georges LEGRADY, François Soulages, Liliane TERRIER || Images et dispositifs: Jean-Louis BOISSIER, Grahame WEINBREN, Raymond BELLOUR, Anne-Marie DUGUET, Timothy MURRAY


Le récit interactif : Images et dispositifs




Raymond BELLOUR—Smoking-no smoking

Maren Köpp :
Raymond Bellour a choisi le titre Smoking-No Smoking pour son intervention, titre du film d’Alain Resnais. Juste une phrase de Gilles Deleuze à propos du cinéma de Resnais: "le cinéma de Resnais est un cinéma de l’indécidabilité... Il est constitué de ré-enchaînements sur coupures irrationnelles. Il est fait d’espaces problématiques et topologiques. En fin de compte, il est constitué d’éventualités. Est-ce comme ça qu’on pourrait décrire un récit interactif? Raymond Bellour, vous dites que dans le film de Resnais, l’interactivité n’est pas le sujet, mais la forme du film...

Raymond Bellour :
Dans ce forum sur Le Récit interactif, je suis la personne qui devrait parler du point de vue du cinéma...
Paradoxalement, ce qui m’intéressait dans le film de Resnais, c’est que, à date récente, c’est le seul film de cinéma normalement projeté qui a simulé la situation d’interactivité pour deux raisons: la première, c’est l’indiscriminabilité face la machine ordinateur, dont le cinéma lui-même peut offrir la simulation, la deuxième c’est, pour le cinéma, de s’emparer de cette situation paradoxale pour montrer que, même à l’intérieur d’une simulation d’interactivité, on peut encore continuer à faire un vrai film, dans la mesure où l’interactivité la plus profonde constituée par Smoking-No Smoking est une interactivité formelle et avant tout mentale qui suppose que la relation qu’on peut avoir dans la situation spécifique de la production cinématographique peut avoir fondamentalement quelque chose à voir avec la posture d’interactivité en ce sens qu’elle suppose une activité mentale de type pluriel, dans le sens du terme utilisé par Barthes pour la vision qu’il avait du texte. Et je dirai que ce film est, de ce point de vue là, violemment polémique puisqu’il suppose qu’une certaine interactivité peut être maintenue à l’intérieur même du spectacle de la projection puisque la seule interactivité réelle dans le film de Resnais, c’était l’hésitation que vous aviez à savoir si vous alliez d’abord voir Smoking ou No Smoking. Resnais aurait voulu obtenir du CNC, que le choix du film se fasse après l’achat du ticket: le spectateur aurait été pris dans cette indécidabilité d’aller voir l’un ou l’autre film, en se trouvant devant les deux entrées des salles de projection. Et là, il y aurait eu réellement une interactivité, un choix.

Le reste, c’est une interactivité simulée dans le film à travers la possibilité des douze histoires qui sont mises en place comme autant de bifurcations mais qui sont réellement mimées pour le spectateur. Ce qui fait du même coup que pendant que le film, dans la mesure où l’on est absolument incapable de se souvenir, de récapituler l’ensemble des situations et des solutions mises en jeu, on est dans une sorte d’excitation mentale permanente, puisqu’on essaie constamment, par le travail de la mémoire, de simuler l’interactivité réelle devant laquelle on pourrait se trouver si le film n’était pas projeté dans une salle de cinéma.

C’est une œuvre profondément perverse parce qu’elle joue sur les deux registres à la fois; ce que je voudrais juste un peu souligner, ce qui me frappe beaucoup, c’est que je crois à peu près savoir ce qu’est le récit, j’ai une certaine idée de ce qu’est l’interactivité. En revanche, je ne comprends pas très bien ce qu’est le récit interactif. Je sais que Flora Petrinsularis ou
Moments de Rousseau, les deux travaux de Jean-Louis Boissier que je connais, sont des oeuvres interactives, puisqu’on peut les manipuler au gré des images, au gré de la manipulation que j’en ai, mais je ne comprends pas très bien ce qu’est le récit interactif. Je suis frappé que d’une certaine façon, le seul récit qui ait vraiment lieu, ce soit la redistribution montée et organisée du récit de Rousseau, c’est-à-dire d’un récit antérieur, déjà existant, cristallisé culturellement dans la mémoire générale et dont on refait une distribution personnelle au gré de ce travail. J’étais très frappé quand Graham Weinbren a dit: "I use very standard material", j’utilise des choses déjà très connues, habituelles, les récits bibliques etc. Je suis très frappé que dans ces œuvres interactives, la fiction, le récit soient toujours un récit déjà existant.
On peut dire que le cinéma s’est très tôt emparé d’adaptation de récits antérieurs, mais il l’a fait très vite, dès sa naissance, comme si les récits antérieurs étaient catapultés et reprojetés dans un univers totalement différent. Et aussi tributaire de l’adaptation que le cinéma ait été dans son ensemble, du point de vue idéologique, du contenu, de tout ce qu’on veut, d’une certaine façon, du point de vue de la position narrative, les choses ont toujours été que c’était comme si c’était repris à zéro. Comme si le cinéma avait comme fonction, quand il est du cinéma de fiction, d’être d’emblée installé dans une narrativité cohérente avec le principe de son dispositif.

La question de l’antériorité du texte dont on parlait, n’était pas pour autant la chose essentielle, et le cinéma, en ce sens-là, était complètement nouveau par rapport à lui-même, alors que j’ai le sentiment que les œuvres interactives, que je connais en tous cas, me frappent par la reconstruction de type explicitement culturelle qu’elles offrent, et j’ai un certain mal à les comprendre comme des récits. Je les comprends comme de la manipulation interactive, comme des œuvres qui ont leur dimension artistique énigmatique et qui m’intéresse énormément, mais je ne peux pas les qualifier de récits. Il me revient une phrase de Barthes dans Le Plaisir du texte, que bientôt il n’y aurait plus d’Oedipe et que s’il n’y avait plus d’Oedipe, un jour il n’y aurait plus de récit, on serait privé alors de plaisir... Mais il disait cela après avoir vu City Girl (?) de Murnau. ce n’était pas pour rien qu’il prenait un film classique, qui correspondait à la grande dramaturgie narrative du cinéma allemand.
Ma question de base, par rapport à ça, c’est le couplage de ces deux termes, récit et interactif, qui me fait problème. En ce sens je sens plus l’interactivité que le récit, alors que dans le film de Resnais, dans sa simulation de l’interactivité, il y avait par définition un récit à proportion de la linéarité obligée de la projection et qu’aussi interactive que soit la situation théorique qui est celle de Resnais, à l’appel de la programmation de mémoire produite pour le spectateur, l’obligation, la position bloquée du spectateur de cinéma, rivé à son siège et pris dans une temporalité linéaire, elle, produit immédiatement du récit et on arrive même à dire que les films documentaires deviennent à cause de ça des fictions.

Si les films documentaires deviennent des fictions, c’est que la seule fiction, ça devient la linéarité du temps qui en elle-même est quelque chose qui possède un pouvoir narratif, donc la question est comment peut-on garder aussi strictement accouplés les deux termes récit et interactif? Ce n'est pas du tout pour critiquer le titre, il est bon parce qu’il fait parler, mais il me pose un problème, aussi bien au niveau de la raison théorique qu’au niveau de l’expérience des oeuvres. C’est vrai que quand je suis devant Moments, je suis devant la manipulation, la recristallisation d’un texte antérieur que je connais, sur lequel m’est proposée une réflexion, sur lequel me sont proposées énormément d’amorces de fictions, puisqu’effectivement, chaque fois qu’il y a scène, il y a amorce de fiction. J’ai un peu de mal à comprendre ça comme un récit...


Boissier :
Moi, je suis assez d’accord avec ça. J’essaie de dire qu’il y a un récit, des micro-récits, ou des récits sur le mode mineur qui émergeraient dans le registre strict de l’interactivité. Malgré tout, chez Resnais, on ne peut pas oublier qu’il y a une part de récit qui soit induite par la simulation d’interactivité, tout ce travail de comparaison que l’on fait mentalement, qui est très difficile, c’est ça un récit.


Bellour :
Oui, mais il n’y est pas réellement.


Boissier :
Si on veut bien admettre que c’est une proposition dans le registre de l’interactivité... Se référer à un matériel classique littéraire, c’est d’une certaine façon se garantir justement la permanence d’un récit, c’est une stratégie que j’annonce, pour l’innovation, pour la transformation. Ce n’est pas fatal, mais ce n’est pas un hasard non plus. Je pense qu’il y a du récit dans les tournants des images. J’ai parlé de jeu, s’il y a une histoire du jeu, ça c’est le récit émergeant au terme d’une session de consultation, il y a quelque chose qu’on retient, qui fait récit, c’est l’expérience même de la consultation.


Bellour :
...dans l’auto-mémoire du manipulateur.


Boissier:
C’est sa manière de répondre, en se référant aux études sur le régime de la lecture. le récit est une conséquence de la lecture et n’appartient pas en propre à l’écriture; ça nous arrangerait que ça fonctionne comme ça, sur le plan pratique, expérimental, on a réussi à mettre en place uniquement de tous petits récits.


Boissier :
De tout petits récits à partir de très grandes oeuvres. les Confessions, les Rêveries sont des oeuvres immenses, extrêmement développées et narratives. C’est ça le paradoxe. ... dans son principe, j’ai essayé de suggérer que le cinéma se donnait l’illusion de tout recommencer à nouveau même quand il adaptait. On peut dire que culturellement, tout la littérature du XIXe siècle est reprise, mais le cinéma donne la primauté à son dispositif. C’est la projection qui fait récit d’une certaine façon. C’est en termes de dispositif du même coup qu’il faut réagir, tu as raison. Simplement, j’ai un peu de mal à savoir si ce dispositif-là peut encore soutenir le même mot récit.


Bellour :
Je voudrais faire une petite référence, lancée par Umberto Eco dans L’œuvre ouverte, de façon prémonitoire: Eco faisait l’opposition entre les œuvres ouvertes et les oeuvres en mouvement, en définissant les oeuvres ouvertes comme des oeuvres qui, dans leur structure d’oeuvres, supposaient une infini...tion de la lecture, de la surinterprétation, une mobilité du lecteur ou du spectateur, et les oeuvres en mouvement étant les oeuvres qui étaient les oeuvres supposées varier selon l’exécution. Avec l’idée d’exécution, il créait déjà cette place virtuelle, dont Jean-Louis vient de souligner l’importance. Cette chose de la lecture, au sens de la modification, l’écart auquel je me réfère, que j’introduis ici polémiquement avec l’exemple de Resnais, avaient déjà été soulignés par Eco.