Le récit interactif, tables rondes, 6 décembre 2000 — ENSAD-ARi, labEi, CIREN
  Le récit interactif à l'École nationale supérieure des arts décoratifs, Paris


Le récit interactif | Langage et écritures: Jacques MORIZOT, Jean-Pierre BALPE, Anne CAUQUELIN, Georges LEGRADY, François Soulages, Liliane TERRIER || Images et dispositifs: Jean-Louis BOISSIER, Grahame WEINBREN, Raymond BELLOUR, Anne-Marie DUGUET, Timothy MURRAY


Le récit interactif :
Images et dispositifs

Jean-Louis BOISSIER Professeur à l'Université Paris 8
Auteur du CD-ROM Moments de Jean-Jacques Rousseau, Gallimard, 2000
 

Jean-Louis BOISSIER — La perspective interactive (Visibilité-Lisibilité- Jouabilité) + english text

évoque d'abord comment une perspective de la visibilité s'est -depuis toujours, mais singulièrement avec le numérique- associée à une perspective de la lisibilité. Lisibilité de l'espace symboliquement reconstruit, mais aussi lisibilité du texte, du paysage textuel en réseau. Puis j'exposerai pourquoi, ce que je propose de nommer "perspective interactive", relève de la jouabilité.


(1) BeHere (le site n'existe plus en 2010)

(2) Roland Recht,
La Lettre de Humboldt, Bourgois, 1989, p. 148

(3) Paul Virilio, L'Espace critique, Bourgois, 1984, p. 28; L'Inertie polaire, Bourgois, 1990, p. 21
1 — Une perspective de la visibilité

Lorsque, dans un espace virtuel tridimensionnel, on déplace une caméra, elle-même virtuelle, une perspective s'applique qui construit une image conforme à un point de vue, à un angle et à un cadre. Cette perspective classique n'a d'autre originalité que d'être automatique et interactive. Elle met cependant en évidence une dualité fondamentale du dispositif perspectiviste, à savoir travailler ou bien sur le mode de la synthèse, ou bien sur le mode de la saisie. Je choisis à dessein ces deux termes du vocabulaire informatique alors même que cette dualité appartient à l'histoire même de la perspective. Je fais de surcroît l'hypothèse que l'association saisie-synthèse est constitutive du dispositif perspectiviste. Et lorsque je proposerai plus loin d'autres types de perspective, je conserverai cette dualité.

Si la figuration d'un espace par la perspective semble relever d'abord de l'application d'une méthode à une réalité extérieure comme manière d'en rendre compte rationnellement, c'est bien dans un projet constructif et fictionnel qu'elle s'est conçue d'emblée. Ainsi, La tavoletta de Brunelleschi, qui alliait construction et confrontation au réel, avait fonction de vérification et de démonstration. Le calcul perspectiviste qui s'applique à des entités virtuelles tridimensionnelles occupe une place primordiale dans l'édification et dans l'usage de ce monde virtuel car il en permet l'apparition analogique. Lui seul les donne à voir, mais il intervient après coup et somme toute facultativement. Pour fixer un repère dans le champ artistique, on citera les pièces de Jeffrey Shaw The Legible City (1989), The Virtual Museum (1991) ou The Golden Calf (1994).

La perspective classique est largement dominante dans l'image de synthèse tridimensionnelle puisqu'elle est constitutive de sa visibilité. On soulignera que la perspective que calcule l'ordinateur intervient sur un mode constructiviste qui est homogène avec le milieu où il s'exerce, même si cet environnement provient d'une opération de saisie analogique ou numérique comme par exemple un paysage satellitaire ou une vue anatomique. Mais, précisément, indépendamment de la lumière supposée et de la projection qui en feront littéralement une image, ce type d'objet virtuel connaît toujours une phase de modélisation ou au moins de construction synthétique.

J'évoque ainsi la perspective en image de synthèse pour la rapprocher et simultanément la distinguer de la perspective optique qui est à l'oeuvre dans la photographie, le cinéma et la vidéo. Avec la caméra en effet, la mise en perspective est inhérente à la saisie elle-même. Les deux modalités, saisie photographique et construction algorithmique, se rencontrent cependant dans divers procédés numériques tels que les panoramas QuickTime ou le récent dispositif de vidéo à 360 degrés BeHere (1). Le calcul intervient ici pour produire une anamorphose et afficher une vue dont la perspective soit orthodoxe et cohérente avec le cadre mobile qui explore l'image globale. Miroslav Rogala, Zoe Beloff ou Jean-Marie Dallet ont travaillé précisément à cette rencontre du photographique et de la vision re-calculée.

Certes, et c'est une voie très stimulante qui entre en résonance avec de multiples tentatives de contestation de la perspective centrale, le calcul informatique est à même de proposer des visions totalement hétérogènes. On citera les perspectives inverse ou bien rapportée à la sphère subjective d'un enfant qu'a réalisées Tamás Waliczky pour The Garden (1992) et The Way (1994). Ou les visions mathématiques optiquement impossibles dépliées par Michel Bret pour ses films. Pour illustrer cette question de l'image impliquant un calcul perfectionné on pourrait citer encore des objets à quatre dimensions rendus visibles, optiquement compréhensibles dans la projection bidimensionnelle d'un écran. Il suffit, si l'on peut dire, de les faire tourner sur eux-mêmes en les projetant sur une surface tridimensionnelle.

Soulignons-le à nouveau, l'espace virtuel numérique, comme ce qui s'y joue en matière de transformations et de comportements, existe en dehors de toute mise en perspective singulière. Le potentiel de son apparition appelle cependant une perspective quelconque, elle-même en puissance, qui sera pour nous une première version de ce que je nomme "perspective interactive". Perspective parce qu'il faut produire une image perceptible. Interactive parce qu'elle relève du jeu de l'observateur.

Dans l'installation intitulée Menagerie, de Susan Amkraut et Michael Girard, utilisant le système de vision stéréoscopique en réalité virtuelle nommé BOOM, des figures schématiques d'animaux courent vers l'observateur, l'évitent ou le fuient. Il s'agit ici non seulement d'une scène tridimensionnelle à explorer mais d'un site de simulation de comportements. En ce sens la métaphore du cirque et des animaux est pertinente. Pour que les animaux exercent le tropisme qui les conduit vers vous, pour vous situer vous même, observateur mobile et réactif, pour que le spectacle ait lieu , il faut bien qu'un lieu soit tracé: un simple cercle symbolisant la piste. Des conditions de ce site émerge alors une durée, une temporalité, qui permet de parler de "spectacle interactif". Comment figurer un tel événement ? On dira que la perspective intègre non seulement la volonté de voir mais encore la volonté d'interagir.

Au moment où nous présentions Menagerie dans l'espace de la Revue virtuelle du Centre Pompidou en janvier 1994, je tenais cette installation pour le prototype à la fois technologique et esthétique d'une lignée de travaux artistiques à venir. Mais aujourd'hui, c'est incontestablement les jeux vidéo-informatiques, produits industriels et commerciaux, qui lui donnent une postérité culturelle, et pourquoi pas artistique, considérable. On y retrouve des caractéristiques semblables: des sites, des créatures au comportement programmé -y compris par exemple dans leurs émotions simulées- mais aussi capables d'auto-acquisition de comportements, des avatars aptes à héberger les joueurs.

L'installation de l'artiste japonaise Seiko Mikami, Molecular Informatics (1996) met en oeuvre un dispositif de détection des mouvements du regard de deux visiteurs. Ils se font face sans se voir directement car ils sont équipés de casques de vision vidéo-stéréoscopiques. Ils engagent pourtant une manière de conversation visuelle. Chacun d'eux peut en effet voir se déplier devant lui une ligne brisée ponctuée de petites sphères qui évoque la représentation symbolique d'une molécule et qui est le tracé des fixations successives et des variations de la direction de son propre regard. Il peut alors chercher à rencontrer, dans l'espace virtuel, la structure moléculaire engendrée par le regard de l'autre.

C'est à une semblable mise en scène de la perspective, au sens étymologique littéral, de "regarder à travers" sur l'affichage en temps réel des véritables lignes de fuites du regard virtuel du spectateur que travaille Masaki Fujihata. Les espaces virtuels de ses installations Global Interior Project (1996) ou Nuzzle Afar (1999) sont accessibles par un réseau local ou par Internet.

À une perspective référencée à l'optique s'adjoint donc une dimension référencée au comportement relationnel. Dans cette deuxième modalité de la perspective interactive, l'interactivité tient la place qu'a la géométrie dans la perspective optique. Pour le dire autrement : si la perspective est ce par quoi on peut capter ou construire une représentation visuelle, la perspective interactive est à même de saisir et d'induire des interactions, de décrire des interactions.

Selon l'analyse de Roland Recht consacrée à la naissance de la photographie, La Lettre de Humboldt
(2), la photographie trouve ses raisons dans le regard individuel, diversifié, libre, émancipé d'une vision illusionniste et centrale que la fin du XVIIIe siècle, puis du Romantisme, portent sur le paysage. En adoptant le dispositif du cadrage, on assume l'image comme fragment d'un univers vaste, complexe et changeant. Mais voilà que la veduta, la fenêtre, s'ouvre à plat, à la surface de l'écran des ordinateurs. La "profondeur de temps" et la "trans-apparence" qu'annonçait Paul Virilio (3) s'exercent désormais dans la profondeur d'Internet.

é. Ainsi l'espace pictural de la tradition chinoise, que l'on prétend à tort être une non-perspective, ou la projection parallèle à une direction donnée que décrit Poncelet en 1822, en la considérant comme une projection centrale dont le centre est rejeté à l'infini. Avec de telles lignes de fuite, on sera ici et ailleurs, simultanément.


(4) André Corboz, "La Suisse comme hyperville", in Le Visiteur, N°6, automne 2000, Société Française des Architectes, Paris, pp. 112-129

(5) cf. Hervé Morin, "Des logiciels savent lire et classer les images ", Le Monde, 19 juin 1999, et "Le X traqué sur Internet par la reconnaissance d'images ", Le Monde, 5 novembre 2000

(6) Jean-Jacques Rousseau, Dialogues. Rousseau juge de Jean-Jaques, Histoire du précédent écrit, Copie du billet circulaire dont il est parlé dans l'écrit précédent, O.C., t. 1, La Pléiade, pp. 990-992.

2 — Une perspective de la lisibilité

À partir d'ici nous sommes passés du côté d'une perspective de la lisibilité. Il y a une perspective dans la planéité. L'écran sait faire preuve de profondeur. L'optique suppose que la matière d'un paysage accroche la lumière et qu'elle s'agence en perspective visible — et lisible. Mais le labyrinthe aussi a droit à une perspective, indépendante de toute vision d'ensemble. La perspective interactive escompte un paysage fait autant de code et de langage que de signes et d'images. Désormais, elle ne concerne plus exclusivement l'image, mais un complexe fait de relations, de virtualités. Au demeurant, une théorie de l'espace urbain propose la métaphore de l'hypertexte pour désigner son actuelle diffusion rizhomatique en hyperville (4).

Dans l'espace hypertextuel, dans un paysage de textes, la ligne de fuite d'une sollicitation langagière trouvera à coup sûr des points d'intersection. Le "texte" dont nous parlons ici n'est pas uniquement formé sur les mots. Il peut relever d'une reconnaissance des formes comme celle qui prélève automatiquement, dans une banque d'images, tout tableau qui ressemble par exemple à un Gauguin, ou bien qui repère les indices d'un site pornographique (5).

Nous le vérifions à nouveau, le jeu des désignations qui fonde l'essentiel des programmes interactifs sur écran, construit une profondeur. Si elle s'épargne la tentation d'une immersion illusoire, elle pourra peut-être échapper à la fois aux stéréotypes de la stéréoscopie et à la doxa d'une "profondeur de pensée". À l'émancipation du regard des "perspecteurs", revendiquée par la philosophie des Lumières, répondrait alors aujourd'hui une aspiration à surfer à la surface des écrans, à user de véhicules dont les moteurs de recherche inventent, sur mesure, les paysages.

A l'appui de ces remarques on pourrait citer les travaux de
Knobowtic Research, le groupe d'artistes basé à Cologne qui conçoit ainsi de quasi-paysages critiques et utopiques, faits de re-combinaisons de données et de connexions au monde informationnel et naturel. On pourrait encore prendre l'exemple de Philip Pocock et Felix S. Huber, Christoph Keller, Florian Würst, Florian Wenz, Udo Noll. Leurs travaux, présents sur Internet, Artic Circle, Tropic of Cancer, Equator, consistent en une série d'itinéraires réels suivis par des "explorateurs" voyageant ensemble ou séparément, à la fois documentés au fil des jours sur le site Internet et complétés par des données échangées par le Net.

Dans mon expérience intitulée Le billet circulaire (1997), inspirée par une note de Rousseau (6), j'imagine une "perspective aérienne", le nuage incertain des innombrables billets distribués par l'"agent intelligent" R. -version nouvelle du "perspecteur"- à tous les correspondants "inconnus dont la physionomie me plairait le plus." repérés dans l'espace Internet à la physionomie de leur nom (la présence d'une double consonne centrale).


(7) Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, p. 69]

(8) Gilles Deleuze, L'Image Temps, Minuit, p. 92

(9) Gilles Deleuze, L'Image Mouvement, Minuit, p. 22

(10) Jean-Louis Boissier, Moments de Jean-Jacques Rousseau, Gallimard, 2000]

(11) Gilles Deleuze, L'Image Mouvement, Minuit, 1983, p. 12


3 — L'image-relation

Pour étayer cette notion, les recherches auxquelles je me réfère sont celles conduites dans le laboratoire Esthétique de l'interactivité de l'Université Paris 8 et mes propres expérimentations. Elles ont pour singularité d'envisager la dimension interactive que peut trouver l'image enregistrée, dans la continuité du cinéma et de la vidéo.

J'essaie de décrire et d'expérimenter une image-relation dont la fonction serait la présentation d'une interaction, de façon comparable à ce que dit Deleuze du cinéma : le cinéma n'est pas une image à laquelle on ajouterait du mouvement, mais immédiatement une image-mouvement, et l'image-temps, dans un rapport de subordination inverse, une présentation directe du temps.

La relation est un récit. C'est le premier usage historique du mot, un témoignage, un rapport. Un rapport, comme lorsqu'on rapporte quelque chose, lorsqu'on fait un rapport d'enquête, avant d'être un rapport tout court, une relation logique. Il y a, dans la notion de relation, ce double aspect qui m'intéresse toujours: de la saisie et de la synthèse. L'histoire du mot est une surprise: la relation est d'abord ce qui relate et ensuite ce qui relie.

La relation est ce qui caractérise des objets, des pensées multiples envisagés dans un acte matériel ou intellectuel unique. Deleuze le rappelle à travers tous ses ouvrages, d'Empirisme et subjectivité à Dialogues, en passant par L'Image-Mouvement, qui nous concerne particulièrement ici: "La relation n'est pas une propriété des objets, elle est toujours extérieure à ses termes" Plus concrètement, "'Pierre est plus petit que Paul', 'le verre est sur la table': la relation n'est intérieure ni à l'un des termes qui serait dès lors sujet, ni à l'ensemble des deux. Bien plus, une relation peut changer sans que les termes changent." (7).


Disons le tout de suite, cette affirmation nous arrange bien, car si la relation a une forme, une forme transformatrice de l'ensemble qu'elle organise, on comprend qu'elle puisse être travaillée, qu'elle puisse entrer dans un processus artistique, et l'image-relation elle-aussi, dont je cherche à vérifier ici l'usage théorique.

Image-relation fait partie des couples formés sur image que propose Deleuze pour comprendre le cinéma : image-mouvement et image-temps bien sûr, image-perception, image-action, image-affection, image-pulsion, mais aussi image-souvenir, image-rêve, image-monde (8). Les images-relation, comme les images-changement ou les images-durée sont pour lui constitutives de l'image-temps, au delà du mouvement lui-même (9). Je ne prétends certainement pas ajouter un chapitre aux études deleuziennes; simplement, à travers une déclinaison linguistique sur le modèle deleuzien, rattacher ma proposition quand aux images interactives, qui n'ont pas de nom propre, pas encore de nom propre, au cinéma lui-même -cinéma, qui, lui, a un nom propre, un nom de marque-.

On formera alors l'hypothèse de considérer le cinéma comme le cas particulier d'un dispositif général -dont l'image interactive serait désormais le prototype et dont l'informatique assurerait la variabilité.

Dans un cinéma sur ordinateur, la relation logique au réel, -ce qui fait la puissance du cinéma, dans la production et symétriquement dans la réception- est non pas annulée ou amoindrie, mais transformée, accentuée... Qui plus est, cette variabilité s'ouvre par divers registres de l'interactivité. Car le degré d'ouverture d'un objet interactif, n'est pas lié à une quelconque indétermination mais au contraire au surcroît de perfectionnement dans une gestion de ses relations internes qui lui procure la plus grande autonomie, celle de répondre aux sollicitations d'interactions externes et aux mutations de son environnement.

Un logiciel est ce qui inscrit une logique. Au cinéma, l'axe logique principal est celui qui règle l'enregistrement des apparences dans le flux temporel. La caméra et le projecteur, appareils symétriques, d'ailleurs confondus à l'origine, respectent une loi commune : enchaîner les images fixes dans un ordre déterminé et à une cadence déterminée. L'interactivité sera alors une manière de démultiplier, de faire varier cette logique, au point de faire du cinéma, de la vidéo, des "logiciels" dont la singularité tiendrait dans la formule: "24 (ou 25) images par seconde, dans leur ordre chronologique". Le cinéma interactif libère la variabilité potentielle des paramètres cinématographiques, et fait de cette variabilité son principal levier. La substance vidéo-interactive que nous expérimentons est travaillée par un montage au plus près des photogrammes, éléments constitutifs discrets du cinéma, ou de la chronophotographie, dont elle pourrait constituer une nouvelle branche généalogique.

Un premier facteur de variabilité -celui de la succession et de la cadence- est ainsi repérable. Avec l'informatique, l'ordre des images, la cadence de leur affichage, sont divers et modulables, non seulement dans ce qui peut continuer à relever d'une saisie sur le réel, mais dans la ressaisie qu'exerce une lecture interactive. Dans l'image animée, l'interactivité traite une collection d'images, comme elle le fait par exemple dans les banques d'images, selon des modalités de classement et d'exploration. En ce sens, il faut la voir comme une part constitutive de l'image, comme faisant elle-même image.

Dans notre CD-ROM Moments de Jean-Jacques Rousseau
(10), les séquences n'ont pas à proprement parler de début et de fin. Elles ont des entrées sans doute -nous avons retenu d'en avoir systématiquement deux, aux deux extrémités du mouvement de panoramique ou de zoom sur lequel elles sont construites- mais se perpétuent ensuite dans des boucles sans fin, oscillantes ou circulaires, qui s'inversent, bifurquent, se déversent dans d'autres boucles, selon les actions conjointes de la mise en scène et de la lecture.

Un deuxième facteur de variabilité est relatif à la relation caméra-projecteur. Aux premiers temps du cinéma, dans une période que je qualifie de naïve, la position du spectateur et sa relation à l'écran étaient déterminantes quand à la manière de concevoir, en amont, la prise de vues. A la fixité du projecteur et à la continuité du défilement de la pellicule devaient correspondre une fixité et une continuité de la caméra. On peut rappeler à ce propos que les premières formes de travellings obtenues en plaçant des caméras dans un train semblaient imposer une salle de cinéma en forme de wagon. On voit aujourd'hui une semblable naïveté analogique dans certaines formes de spectacle de simulation et de réalité virtuelle.

Cependant, quand la caméra s'émancipe du projecteur, débute le procès de différenciation qui fonde le cinéma en tant qu'écriture et en tant qu'art. Deleuze le signale en ouverture de L'Image-Mouvement:

"D'une part la prise de vue était fixe, le plan était donc spatial et formellement immobile; d'autre part l'appareil de prise de vue était confondu avec l'appareil de projection, doué d'un temps uniforme abstrait. L'évolution du cinéma, la conquête de sa propre essence ou nouveauté, se fera par le montage, la caméra mobile, et l'émancipation de la prise de vue qui se sépare de la projection. Alors le plan cessera d'être une catégorie spatiale pour devenir temporel; et la coupe sera une coupe mobile et non plus immobile." (11)

Parallèlement à cette histoire dominante, on pourrait cependant faire l'histoire, sur un mode mineur, de la projection mobile. Trois exemples dans l'art contemporain : l'installation de Gary Hill intitulée Beacon (1990), l'installation-spectacle du groupe Dumb Type Lovers (1994), ou encore les dispositifs de réalité virtuelle de Jeffrey Shaw, Eve et Place, a User's Manual (1995).

Si l'auteur est du côté de la caméra pour en organiser le mouvement, le spectateur, du côté du projecteur, pourrait se voir investi du pouvoir de déplacer le projecteur. Pour moi, agir sur l'image ne saurait se confondre avec une immersion supposée ou tangible dans l'image. La place la plus légitime que nous puissions proposer au lecteur sans prétendre le faire entrer dans la chose représentée, une place qui nous appartienne, se trouve dans la représentation interactive du dispositif de prises de vues lui-même.

Nous avons trouvé qu'il était possible, une fois les photogrammes d'une séquence séparés et classés, de reconstruire une animation qui développe le mouvement de caméra dans la surface de l'écran de l'ordinateur. Le cadre de l'image et le cadre de l'écran sont dissociés. Ce qui est filmé reste en place relativement à l'écran alors que le cadre de l'image enregistrée dans un mouvement d'appareil restitue ce même mouvement par une translation horizontale sur l'écran. L'effet obtenu est comparable à celui que donnerait un projecteur cinématographique ou vidéo dont le faisceau balaierait l'écran selon les mouvements imprimés à la caméra lors de la prise de vues.

Ainsi, pour l'ensemble des séquences du CD-ROM Moments de Jean-Jacques Rousseau, nous avons placé la caméra vidéo-digitale sur une tête panoramique électrique d'une grande précision quant à son angle de rotation, spécialement fabriquée par nous pour produire de tels panoramiques interactifs. Les positions de départ et d'arrivée étant très exactement repérées, les séquences d'images se prêtent au dépliement sur l'écran, à la mise en boucle et aux bifurcations internes. Et surtout, c'est par cet équivalent du déplacement du regard, et seulement en gouvernant ainsi le déplacement de l'image, que le lecteur pourra explorer le contenu de chaque séquence.

Tous ces écarts d'avec le modèle cinématographique classique ne trouveront leur pertinence descriptive, narrative et spectaculaire, que par l'accès qui en est donné au lecteur. La variabilité vidéo-interactive ouvre non seulement des capacités de bifurcation, de mise en suspens, de déclenchement, mais encore une possibilité de dissociation généralisée du temps enregistré et du temps restitué (de la réception ou de la lecture).

Dans l'exemple du panoramique interactif, le mouvement de la caméra est une dépense temporelle qui coïncide avec le temps de la chose filmée. On peut, au besoin, le mettre en réserve, le suspendre et le renverser. Mais précisément, on ne peut pas en dissocier les deux couches temporelles. Dans une boucle mise en suspens au contraire, par la répétition et au delà de la répétition, le temps filmé tend à se détacher du temps de l'observateur.

Dans l'image interactive, ou plus exactement pour moi, dans l'assemblage interactif de photogrammes, le temps de la lecture peut se dissocier du temps filmé. Dans l'expérience Rousseau, par exemple, les deux temps n'entrent en coïncidence, avec une certaine élasticité, que lorsque l'observateur désigne un côté ou l'autre de l'écran et gouverne la transformation et le déplacement de l'image. Cette situation passagère et instable, où notre temporalité d'observateur rejoint celle du sujet filmé, procure alors par contraste la sensation d'une saisie littéralement manuelle de la circulation du temps. Une telle projection du temps dans le temps pourrait fonder les notions de profondeur de temps et de perspective relationnelle, dont l'interactivité serait le principe.


(12) cf. Artifices 2, catalogue, Saint-Denis, 1992 et + Up to 625

(13) Roland Barthes, "Écrire la lecture" 1970, O.C., t. II, Seuil, pp. 961-963.

(14) Libération,15 décembre 1987


4 — Une perspective de la jouabilité

À la perspective optique qui en est naturellement le dispositif premier, je propose donc de montrer comment s'adjoint une perspective interactive Pour le dire de façon condensée : comment mettre la perspective (optique) en perspective (interactive?

Si l'on envisage la relation en tant que forme, on conçoit que l'image-relation puisse être produite par un nouveau type de perspective. À une perspective référencée à l'optique s'adjoint une dimension référencée au comportement relationnel. Dans cette perspective interactive, l'interactivité tient la place qu'a la géométrie dans la perspective optique. Ou encore :si la perspective est ce par quoi on peut capter ou construire une représentation visuelle, la perspective interactive est à même de saisir ou de modéliser des relations.

Cette perspective interactive projette les relations dans un espace relationnel, elle les place de biais et les rend ainsi identifiables, et nous dirons, jouables. Car si un mot s'impose ici pour définir la performance qui actualise l'image-relation c'est finalement le jeu. Notre lecteur est aussi un spectateur, les deux à la fois, mais encore autre chose. Ce qu'on attend de lui, c'est qu'il joue, mais d'un jeu qui soit dégagé du simple amusement et de la distraction, qui ait la valeur d'un exercice ou d'une interprétation, mais sans se placer du côté des outils, en restant du côté des oeuvres.

Matt Mullican, pour son installation-performance en réalité virtuelle Five Into One, 1991, prend la Game Boy pour référence (une manière de Campbell Soup) (12). Sous des allures purement topographiques, sa "carte comme ville" présente une topologie singulière, puisqu'elle change chaque fois que son regardeur franchit une frontière invisible. Comme toute carte, on la lit autant qu'on la voit. Mais surtout, elle ne s'apprécie que par le jeu live.

C'est ce que Roland Barthes revendique en faveur du "texte que nous écrivons (en nous, pour nous) quand nous lisons": "Ouvrir le texte, poser le système de sa lecture, n'est donc pas seulement demander et montrer qu'on peut l'interpréter librement; c'est surtout, et bien plus radicalement, amener à reconnaître qu'il n'y a pas de vérité objective ou subjective de la lecture, mais seulement une vérité ludique; encore le jeu ne doit-il pas être compris ici comme une distraction, mais comme un travail [...]."(13)

Car, en définitive, c'est dans la performance du passage de relais qu'est l'image-relation que s'exercera ce qui, dans la spécificité des objets interactifs, fait paysage et récit. Si le paysage-récit émane d'une visibilité et d'une lisibilité, il n'y aura de perspective interactive qu'avec une certaine jouabilité. Dans un vocabulaire savant, on retiendrait sans doute performativité. Jouabilité cependant, pour se résoudre à adopter un mot élu par les adeptes des jeux informatiques, mais dont il faut reconnaître qu'il a déjà gagné sa pertinence culturelle et peut-être théorique. Tant il est vrai aussi qu'il est préférable de désigner une chose, pour ne pas la dénommer trop vite, par les possibilités qu'elle ouvre. "Le terrain de football, cet endroit où jouent les joueurs." disait Marguerite Duras à Michel Platini(14), désignant ainsi un site par les possibles qui s'y agencent. Si l'on veut saisir la pertinence d'une perspective interactive, il faut la comprendre comme ce qui relie production et réception dans les trois registres simultanés de la visibilité, de la lisibilité et de la jouabilité. La jouabilité (après et avec la visibilité et la lisibilité) fait site. Site "biface, actuel et virtuel" selon l'expression deleuzienne. Au virtuel (à l'interactivité) de la jouabilité s'associent, sans se confondre à lui, les possibles (les interactions) du jouable. Dans l'espace virtuel de la jouabilité que figure la perspective interactive, s'actualise une autre perspective, au sens de ce qui est projeté et qui éventuellement advient.