Le récit interactif, tables rondes, 6 décembre 2000 — ENSAD-ARi, labEi, CIREN
  Le récit interactif à l'École nationale supérieure des arts décoratifs, Paris


Le récit interactif | Langage et écritures: Jacques MORIZOT, Jean-Pierre BALPE, Anne CAUQUELIN, Georges LEGRADY, François Soulages, Liliane TERRIER || Images et dispositifs: Jean-Louis BOISSIER, Grahame WEINBREN, Raymond BELLOUR, Anne-Marie DUGUET, Timothy MURRAY


Le récit interactif : Langage et écritures



Anne CAUQUELIN
Professeur des universités
Dernier ouvrage paru: L'art du Lieu commun, Seuil, 1999



Anne CAUQUELIN — Parler des notes de bas de page + "Juste pour voir à travers les notes (et leurs 'fabriques'). a"


Parler de notes de bas de page peut paraître bizarre dans un colloque sur le Récit Interactif, et je me sens moi-même dans ce colloque comme une note de bas de page. Autrement dit, je viens dans la marge, en plus, parler de quelque chose qui n'est pas le récit interactif. Je ne pratique pas l'hypertexte, en revanche, je pratique les notes de bas de page, avec lesquelles j'ai quelques batailles sournoises et quelques difficultés; comme j'arrive très mal à les maîtriser je suppose que c'est un sujet vivant, on ne peut plus interactif et résistant, et qui a sa propre manière d'aller.

En tant que notule et note de bas de page, je vais donc rester marginale, mais j'espère cependant ne pas être qualifiée d'infrapaginale, selon le mot de Jacques Morizot.



Expliquer l'intérêt: l'enjeu est le problème toujours posé, esquissé, jamais travaillé de la continuite/discontinuité; anciennes pratiques/nouvelles pratiques. C'est un sujet que presque tout le monde aborde. Dès qu'on commence à faire un article, on voit l'auteur en train de dire: "Depuis le tournant technologique nous avons changé de..." comme si le tournant technologique était en lui-même une explication, pour ce qui va suivre. Ce qui ne me satisfait pas du tout. Le tournant technologique est ce qu'il est. De toutes façons, tournant technologique ou pas, il y a des logiques qui sont en place. Ces logiques sont-elles enchaînées les unes aux autres, de telle sorte que nous arrivions maintenant à ce que Genette a appelé l'implication et qui semble s'engager vers ce qu'il appelle le virtuel? (encore qu'il ne fasse aucune différence entre le possible et le virtuel, ce qui me paraît une grossière erreur) Ou bien sont-elles absolument, radicalement différentes?


Faire l'hypothèse suivante: trois logiques qui seraient très semblables à celles qu'on trouve quand il s'agit de l'espace: une logique de l'emboîtement, une logique de l'extension et une troisième qui serait une logique qu'on pourrait appeler (le pourrait-on? question), de l'implication. Ces trois logiques ont été vivantes et actives dans toute l'histoire des idées de l'espace. Et elles se suivent, elles se chevauchent, elles s'emmêlent, elles s'enchevêtrent et en fait elles ont toujours une dominante, à quelque époque que ce soit.

Je fais très vite le parcours, parce que ce n'est pas l'objet ici, mais il va nous servir pour voir comment les notes de bas de page s'installent et ce qu'elles veulent dire. La marge n'est-ce pas une question d'espaces contrariés?


Grosso modo, l'espace abstrait, c'est l'espace que nous appelons "espace", divisible, aménageable, additionnable, séparable. L'espace séparé abstrait est arrivé bien après le lieu, celui de la terre, de l'ancrage qui est non séparé, lieu où, par exemple, les petits rois archaïques avaient les pieds enfoncés dans la terre et ne pouvaient s'en sortir autrement que par l'exil. C'est une étendue qui n'était pas vendable, séparable, c'est à dire complètement liée. Avec la fameuse "démocratie" athénienne exit les petits rois et leur lieu d'ancrage, arrivée de l'espace euclidien, l'espace isonome qu'on peut partager, vendre, échanger.

Deux logiques qui s'opposent mais en même temps se recouvrent, car l'espace démocratique n'a pas entièrement recouvert la première logique du lieu. Les "anciens" lieux surgissent ici et là, c'est ce qu'on appelle les lieux-dits, les lieux auxquels on est très attaché, des lieux presque sacrés et qui font trou dans cet espace partageable. Vous voyez ce qui se passe avec les promoteurs, les aménageurs: il y a des gens qui se cramponnent à leurs lieux, parce qu'il n'est pas partageable, il n'est pas séparé d'eux-mêmes.

Conflit lieu-espace, très persistant. Bagarres.
Jusqu'au moment où apparaît un nouveau terme et une nouvelle logique qui est celle de (l'implication?) vous voyez que je n'aime pas beaucoup le terme, gardons-le pour l'instant cependant. Logique qui se montre à nous sous la forme du site.

Le site dans le sens patrimonial et géographique, c'est bien un lieu ancré, lié à l'histoire à la mémoire, "profond", comme on dit, mais il est inscrit dans un espace abstrait. Il participe des deux logiques, celle de l'emboîtement (espace) celle de l'extension en profondeur (lieu). Assez hybride. Et cette logique-là, hybride, va tout de suite devenir quelque chose qui a à faire avec les possibles et bientôt, et comme par opposition, avec le virtuel. Trois logiques, donc, dont l'invention se succède dans le temps, mais qui jouent à exister simultanément.

L'hypothèse pour les marges et ndbdp, est la suivante: que l'espace de l'écriture semble prendre le même chemin du même conflit primitif à la même sortie vers le possible et vers le virtuel.


L'architecture de la page suit dans le temps l'inscription de l'espace et ses variations. On peut dire que le premier espace scriptural est en forme de rouleau, en tant que tel, c'est un espace non séparé. Dans les rouleaux, il n'y a ni titre, ni table des matières, ni notes, ni quoi que ce soit qui sépare le commentaire de ce qui est commenté. Quelque chose, avec des traces des signes, qui se déroule à l'infini, qui peut se ré-enrouler et se re-dérouler. On est dans la configuration logique du lieu archaïque, qui est ce lieu non séparé, assez intéressant.

Avec la seconde logique, la séparation, on arrive au moment où quelque chose de canonique vient dire: mais enfin le texte et le commentaire, ce n'est pas la même chose, il faut peut-être les séparer. À partir de ce moment-là, séparation entre texte et commentaire, vont apparaître les premières notes de bas de page "commentaires de commentaires de commentaires de commentaires". Chaque commentaire nouveau jouant par rapport à l'ancien le rôle de note, alors que l'ancien devient "texte". Une série de cadres, de recadrage d'un texte dont l'origine se recouvre peu à peu jusqu'à devenir imperceptible sous l'amas de notes qui se notent elles-mêmes.

Second coup de balai dans la même logique: On veut organiser ces commentaires et ce texte de manière beaucoup plus carrée. Ajout du titre. Dans la première version de la mise en séparation il n'y avait pas de titre, les premiers livres diffusés étaient sans titre. On trouvait tout à fait à la fin du livre, un petit colophon qui indiquait l'éditeur, pas d'auteur, pas de nom d'auteur, l'objet était sans nom propre. La diffusion? Un air du temps, on en avait entendu parler. Il y avait quelque chose comme de la doxa dans l'air...

Séparé de ces premiers rouleaux, le livre peu à peu.

On organise le cadrage avec ce qu'on pourrait appeler des parerga (le terme est assez connu depuis Derrida, mais il a été déjà analysé par Schopenhauer, dans ses "Parerga et Paralipomenes"(1851), avec les paralipomènes, (de lipomein, recueillir, et para, tout autour) qu'on recueille autour et ce qui est ajouté dans des petits cadres (à côté de l'oeuvre, parerga, côtés de l'oeuvre).


On voit très bien à quel point la séparation est intervenue pour ordonner les différentes strates, de la source jusqu'au dernier commentaire. Dans cette allée et venue entre le texte et le cadre, la citation et la note de bas de page sont intéressantes à étudier comme le lieu qui vient trouer l'espace quadrillé et "propre" du "corps du texte".


Un passage de Montaigne (grand annoteur et commentateur faiseur de notes) où il signale qu'il cite sans citer, dit quelque chose sans que le lecteur sache qui le dit. De temps en temps sa "citation" serait bien de lui, mais sous le déguisement d'un texte de quelqu'un d'autre, une auto-citation signée d'un autre nom. De temps en temps il s'approprie entièrement la citation d'un auteur, malin, Montaigne nous assure que c'est fait exprès. Que c'est là une manière oblique d'envisager son propre texte.

Je traduis: la citation est un point de vue, un punctum, à l'intérieur du texte, sur le texte lui-même. C'est un oeil qui se loge dans le texte pour le regarder. Comme d'un lieu autre un extralieu. Un extratexte.

Dira-t-on qu'il y a une sorte d'appel du texte-corps vers l'extérieur pour impliquer ce surplus, l'extratexte dans son propre dispositif à l'interne? Oui, mais tout aussitôt cette citation qui va venir dans le texte comme un oeil pour regarder le texte de l'intérieur, va demander un autre dispositif: l'appel de note. Et la note va renvoyer la citation vers l'extérieur.


C'est là une sorte de dialectique assez amusante, entre la citation et la note, l'une renvoyant et l'autre envoyant. La formule pourrait bien être celle–ci: "va voir ailleurs si j'y suis".

"Ce que je dis, c'est pas mal, mais va voir ailleurs, je ne suis pas là où tu crois que je suis, je suis très loin... ailleurs."

C'est une pratique dont nous ne nous étonnons pas assez, une pratique de lien qui est comprise à l'intérieur d'une pratique tout à fait classique, universitaire, requise pour tout essai ou pour tout écrit théorique. Vous êtes obligés de mettre des notes de bas de pages, d'énoncer votre texte comme n'étant pas celui qu'il faudrait lire, mais celui qu'il faut parcourir uniquement pour aller lire ceux des autres. Déni constant, par quoi le "corps du texte" se dit lui-même insignifiant. (Comment ne pas penser à Robert Walser, et son "Institut Benjamenta"? aux traces qui s'effacent, à la suie, et la poussière, au vide etc. qui font discret appel vers le rien)


C'est un assez joli dispositif qu'on peut essayer de faire passer au fil de l'analyse peircienne. Ces notes de bas de page (ndbdp), qu'est-ce-que c'est? Ce ne sont pas des icônes, mais sont-ce des indices, des symboles? La réponse à ces trois questions est non. Mais le système entier des notes et des citations, c'est le système interprétant du texte. C'est lui qui interprète le texte, qui sert de moyen de compréhension.

Il est d'ailleurs très facile de voir ce système interprétant à l'oeuvre, quand vous lisez uniquement les notes d'un livre -je recommande cet exercice. Lire les notes peut suffire à voir de quoi il s'agit, toutes les références, les domaines dans lesquels "ça" (le corps du texte) s'agite.

Pour rester dans les hypothèses spatiales, je dirai qu'avec ces citations et ces notes de bas de page, il en est un peu comme avec le land-art: la dialectique du site et du non-site. Qui voit quoi? Si ce n'est pas le texte qui vous dit: "va voir les notes", ce sont les notes qui vous disent: "ce n'est pas moi qui suis en cause, c'est le texte, puisque c'est lui qui m'appelle". Mais le texte lui-même vous envoie aux notes. C'est le jeu de site/non-site. Où est le site, dans cette histoire-là? Lequel est-ce, c'est toujours celui qui n'est pas là.


Pour en revenir à Peirce, tout ce système-là est beaucoup plus compliqué qu'on ne pense, plus enchevêtré, beaucoup plus malin, beaucoup plus intéressant.

Allons donc voir chez Aristote, (pour aller ailleurs, ou toute cette argumentation m'envoie) et regardons simplement le système interprétant qu'il met en place dans la rhétorique: le tecKmerion est la preuve, le témoin. Celui qu'on appelle à la barre pour dire ce qu'il en est du débat.

Le juge appelle une aide extérieure, lui assigne sa place dans l'argumentation. Fait pénétrer le témoin dans le dispositif textuel de (son) jugement. De même, la note de bas de page est témoin, on l'appelle à la barre, comme tous les autres témoins théoriques qui peuvent être inclus dans le texte même. C'est en somme un témoin supplémentaire, un témoin de la validité du témoignage du texte. Il vaudrait naturellement mieux que ces témoins soient stables, équilibrés, non hystériques, qu'ils soient fiables. Le juge d'Aristote aussi le souhaite. Mais ce n'est pas toujours le cas. Les témoins peuvent mentir, se déguiser, déguiser la vérité. Ce qui est très usuel. On peut faire, par exemple, des renvois à des textes parfaitement introuvables dont on se demande même s'ils ont jamais existé et dont l'auteur sait parfaitement que personne ne les trouvera.

Très souvent, l'auctoritas, la justification sacro-sainte de la référence exacte fait défaut, la forme qui en est gardée est une simulation. Il est joué alors de cette opinion qu'on a de la note, qu'elle fait autorité, pour se cacher derrière le vide et perpétrer le mensonge. Il n'y a jamais de transparence dans les notes, de traçabilité, comme on dit aujourd'hui.


L'opacité du texte se trouve donc renforcée plutôt qu'éclaircie par les notes de bas de page. Qui donc irait chercher immédiatement dans sa bibliothèque la page de Kant qui est citée. Simplement, ces notes font "paquet". Il y a tout un jeu de simulation dont Montaigne est le premier à dire qu'il est courant. Les gens me prêtent les paroles que je mets dans la bouche de Sénèque et qui sont vraiment les siennes mais quand je cite Sénèque, il croit que c'est moi qui parle. Il y a un jeu de déguisement tel qu'on ne sait pas qui a dit quelque chose et où est l'autorité là-dedans.


Jeu du voir/non-voir


Qu'en-est-il maintenant de l'implication et de ses liens avec le possible et le virtuel. Je dirai, m'avançant sans doute imprudemment au regard de l'hypertexte, qu'avec l'hypertextualité on se dirige vers une logique de l'espace virtuel, alors qu'on était jusque-là dans la logique des possibles. J'aimerais faire cette distinction à mon sens indispensable entre les notes de bas de page avec leurs citations -qui sont de l'ordre et du domaine de l'interprétation- et le texte hypertextué qui ressortit au domaine du virtuel. Avec les notes/citations nous sommes dans le monde des possibles, où rien n'est assuré, dans le monde de la vraisemblance, dans lequel le [teKmerion] lui-même est fragile, la preuve est fragile, plutôt un index qu'un indice, et nous envoie ailleurs pour vérifier ce qui, même ainsi, ne sera pas sûr. Dans le monde de l'interprétation, nous sommes comme le lieu dans le paysage, le lieu des possibles. C'est une extension du texte et toute extension est dans le lieu des possibles.


Mais si vous arrivez dans les récits hypertextuels, dans les récits interactifs, vous êtes dans le virtuel, dans la simulation et dans le calcul et vous n'êtes plus dans l'interprétation. Il y a là une nécessité calculée qui n'est pas du tout du domaine de la note/citation.

En passant, et en "note": il serait utile de retravailler ces modes que sont la liberté interprétative que donnerait prétendument le passage au virtuel: À quel niveau se situerait cette liberté? Quel est le genre d'articulation qui noue entre eux les deux règnes" du possible et du virtuel? Entre l'existence (le vécu est toujours de l'ordre des possibles) et les idéalités mathématiques qui sont, elles, de l'ordre du virtuel.

Autrement dit, vous changez de monde et c'est ce changement de monde qui est intéressant, passer du site patrimonial au site/non site du land art, au site web. Il y a bien le même terme, quelque chose de l'ancienne strate , quelque chose du jeu entre l'actuel et l'inactuel, mais on passe alors non plus du côté de l'inactuel-possible, mais du côté du virtuel–actuel.


Mais ici je vais trop loin et envoie mon corps de texte si trop "ailleurs" qu'il en devient fantomatique. Aussi arrêterai-je ce discours et m'arrêterai-je moi-même.