Le récit interactif, tables rondes, 6 décembre 2000 — ENSAD-ARi, labEi, CIREN
  Le récit interactif à l'École nationale supérieure des arts décoratifs, Paris


Le récit interactif | Langage et écritures: Jacques MORIZOT, Jean-Pierre BALPE, Anne CAUQUELIN, Georges LEGRADY, François Soulages, Liliane TERRIER || Images et dispositifs: Jean-Louis BOISSIER, Grahame WEINBREN, Raymond BELLOUR, Anne-Marie DUGUET, Timothy MURRAY


Le récit interactif : Langage et écritures



Jacques MORIZOT
Maître de conférences à l’Université Paris 8
Dernier ouvrage paru: Sur le problème de Borges, Kimé, 1999

Jacques MORIZOT — Introduction

En tant qu'objet d’étude littéraire, le récit a une histoire très récente, liée au moment structuraliste et à l’élaboration de la notion de "texte". La première manifestation est le numéro 8 de la revue Communications de novembre 1966, "Introduction à l’étude des récits" dirigé par Barthes. À partir de là, les choses vont très vite, sous l’impulsion de Gérard Genette, d’abord dans une série d’articles comme "Frontières du récit" (sur Flaubert) ou "D’un récit baroque" (sur Saint-Amant), repris dans Figures II en 1969, puis dans un ouvrage théorique développé, "Discours du récit" publié en 1972 dans Figures III. La "narratologie", comme l’a baptisée Todorov, était née, dans une interaction étroite entre le théorique (structures et modes de narration) et le critique (puisque l’analyse se présente comme une longue analyse sur la Recherche de Proust).


Ce n’est pas l’objet de ce forum d’entrer dans le détail de cette théorie qui est extrêmement élaborée et difficile à résumer en quelques phrases. Il ne sera cependant pas inutile de faire quelques rappels sur l’orientation générale qui est celle de Genette. La première chose à dire porte sur la spécification terminologique. Afin de fixer l’usage technique de la notion de récit, Genette propose de le distinguer soigneusement de deux notions connexes:
— le récit proprement dit est un énoncé, c’est-à-dire un texte ou un discours;
— l’histoire renvoie à ce dont traite le texte, d’abord comme enchaînement particulier d’actions, ensuite comme univers des événements racontés c’est-à-dire comme diégèse (attention, Genette n’utilise jamsi le terme dans son sens aristotélicien, en relation avec le couple diégésis / mimesis, c’est-à-dire mode narratif / mode dramatique);
— enfin la narration comme "acte narratif producteur" qui désigne la situation (réelle ou fictive) dans laquelle le discours est proféré.


La tâche d’une narratologie consiste à articuler ces trois dimensions et à retrouver au sein du récit les indices des mécanismes formels qui l’ont engendré. Pour la mener à bien, il examine successivement:

1 — la catégorie de temps, à savoir la chronologie du discours et ses perturbations (prolepses et analepses), sa durée qui peut ou non coïncider avec celle des événements relatés, et sa fréquence c’est-à-dire les phénomènes de répétition ou de récurrence.

2 — ensuite celle de mode qui concerne la manière dont le discours est focalisé, soit de manière interne (le narrateur dit seulement ce que sait le personnage), soit externe (il en dit moins), soit neutre (il en sait et en dit plus).

3 — enfin celle de voix qui est sans doute la plus déterminante pour nous parce qu’elle met en jeu l’articulation entre plusieurs instances énonciatives. Les trois dimensions les plus importantes pour notre sujet renvoient à trois types de distinctions:

3.1 — celle entre un niveau extradiégétique (relatif au récit premier) et un niveau intragiétique (récit second enchâssé dans le précédent), avec éventuellement des transgressions délibérées de frontières (ou métalepses) ;
3.2 — celle relative à la relation du narrateur au récit : elle peut être homodiégétique (s’il est un des personnages de l’histoire) ou hétérodiégétique (lorsque ce n’est pas le cas).
3.3 — enfin dans le Nouveau discours du récit de 1983 dans lequel Genette explicite sa conception à l’occasion d’objections ou de remarques de ses lecteurs, il insiste sur la situation du narrataire ou destinataire du récit, autrement dit le lecteur.

De même que les auteurs anglo-saxons (Wayne Booth, Tolhurst ou plus récemment Levinson) ont proposé la notion d’"auteur impliqué", c’est-à-dire non pas l’auteur effectif dont les intentions sont dans le cas général inaccessibles mais celui qu’on peut reconstruire hypothétiquement à partir du processus d’interprétation, de même Genette s’interroge sur l’existence symétrique d’un "lecteur impliqué", c’est-à-dire de l’image du lecteur qui se dégage de l’expérience qu’on prend du texte. "Contrairement à l’auteur impliqué, qui est, dans la tête du lecteur, l’idée d’un auteur réel, le lecteur impliqué, dans la tête de l’auteur réel, est l’idée d’un lecteur possible." (p. 103), ajoutant aussitôt qu’il vaudrait mieux le rebaptiser lecteur virtuel.

La question passionnante qui se trouve au coeur du débat d’aujourd’hui consiste à se demander si l’analyse (dont j’ai sommairement rappelé quelques traits) est transposable à des situations non verbales (comme le cinéma) et surtout interactives (comme les installations vidéo ou la lecture de CD-Rom, a fortiori des interventions en ligne)? Il est clair que beaucoup des notions précédentes ont leur application ou leur prolongement dans le cas des technologies numériques où le texte n’est qu’un composant parmi d’autres et pas le plus fondamental pour la caractérisation de l’interface.

Que faut-il alors modifier de la théorie lorsqu’on passe du texte littéraire où c’est la dimension imaginaire qui est prioritairement sollicitée à une interaction réelle dans laquelle les positions d’auteur, de narrateur ou de lecteur sont sinon échangeables, du moins suffisamment mobiles pour que l’expérience de chacun d’eux devienne capable d’interférer avec celle des autres?

Àla dernière page de Nouveau discours du récit, Genette écrit avec dix ans de recul: "Je n’opposerais plus le 'scriptible' au 'lisible' [distinction héritée de Barthes] comme le moderne au classique ou le déviant au canonique, mais plutôt comme le virtuel au réel, comme un possible non encore produit, et dont la démarche théorique a le pouvoir d’indiquer la place... et le caractère. Le "scriptible", ce n’est pas seulement un déjà écrit à la récriture duquel la lecture participe et contribue par sa lecture. C’est aussi un inédit, un inécrit dont la poétique, entre autres, par la généralité de son enquête, découvre et désigne la virtualité, et qu’elle nous invite à réaliser. Qui est ce "nous", l’invitation s’adresse-t-elle seulement au lecteur, ou le poéticien doit-il lui-même passer à l’acte, je n’en sais trop rien (...)" (pp. 108-109). Comment ne pas nous sentir interpelés par ce passage ?