Art— Texte

Le paysage technologique et les pratiques GPS en art
Andrea Urlberger


(Extraits)
 


Introduction


Comment les productions artistiques s’inscrivent-elles dans la problématique du paysage technologique ? Comment les propositions artistiques rendent-elles compte du paysage technologique et quels liens établissent-elles avec les discours théoriques déjà développés en «Théorie » (in « Théorie/Texte ») ? Le « paysage technologique »  a-t-il une existence réelle ou est-ce simplement une métaphore, un point de vue subjectif et individuel, ne prenant forme que dans les textes des théoriciens et dans certaines pratiques artistiques ?

Pour reprendre la réponse de Bruno Latour à la question « Croyez-vous à la réalité ?», « Mais bien sûr (...) Quelle question ! » (Latour, 2001), cette affirmation de la réalité est sans aucun doute le cadre dans lequel le paysage technologique se place. Ce ne sont donc pas uniquement les textes théoriques ou les productions artistiques qui le construisent, mais ce paysage technologique existe bel et bien, aussi hors des textes, dans la « réalité ». Celle-ci n’appartient en conséquence pas plus aux uns (théoriciens) qu’aux autres (praticiens, artistes), mais peut être abordée de différentes manières, par différents acteurs. Proposant de multiples perceptions et représentations, les théories et les pratiques s’inscrivent donc de façon simultanée dans ce « champ réel ». Elles permettent qu’on en sache plus, qu’on cumule des savoirs et qu’on densifie les articulations entre différents domaines du savoir.










1. Enregistrer des mobilités – Comment représenter le paysage technologique ?


Le GPS n’est pas la première forme de technologie qui apparaît dans des pratiques artistiques. Les artistes utilisent les techniques et technologies sous diverses formes depuis longtemps : le tube de peinture, qui a permis de quitter les ateliers d’artistes, la photographie, la vidéo et le numérique en sont quelques exemples. D’autres propositions artistiques s’appuient sur des logiques mécaniques comme compter, répéter, mesurer. Utiliser le GPS en art s’inscrit en conséquence dans un mouvement de longue date qui procède à des mélanges intenses et anciens entre arts et technologies.

L’enregistrement GPS d’un parcours se traduit par des représentations souvent spécifiques en « tracés » qui se transforment en carte. GPS drawings de Jeremy Wood et les cartes de Daniel Belasco Rogers sont quelques exemples artistiques qui utilisent le GPS essentiellement pour produire des cartes subjectives, issues d’accumulations de parcours tracés. Enregistrer, puis représenter par des lignes tous les trajets pendant un jour, une semaine, un mois ou une année, aboutit forcément à une ou des représentations cartographiques. Subjectives et personnelles, ces cartes faites d’événements et d’actions sont générées en temps réel, mais leur présentation lors d’expositions ou sur les sites Web se fait de façon différée.

Cependant, la cartographie n’est pas la seule forme de représentation issue des coordonnées GPS. Celles-ci peuvent aussi être considérées comme des formes de langage, produisant des récits capables de « narrer » et non de cartographier un paysage. En indiquant la longitude, la latitude et l’altitude, ces coordonnées construisent une forme de langage. Il s’agit de « Buchstabenketten », des chaînes de lettres évoquées par Peter Weibel qui fonctionnent comme des systèmes de navigation à la fois dans l’espace physique et dans l’espace des représentations.
Ces coordonnées transformées en langage indiquent surtout le chemin à suivre. Comme la lecture des étoiles qui permet la navigation, le GPS permet la navigation, c’est-à-dire l’usage du paysage contemporain et de ses différentes formes de représentations qui se juxtaposent sur ce paysage physique (Peter Weibel, entretien, juillet 2005, Karlsruhe in « Théorie/Entretiens/Weibel »).

Raconter et cartographier un parcours ne se distingue pas d’emblée, mais les deux formes de représentation sont liées. Un récit peut produire une carte. Ainsi, le récit des coordonnées, qui s’inscrivent dans un espace de représentation, forme des tracés puis des cartes. Simultanément, une cartographie peut produire des récits. Le récit fait émerger la carte et la représentation cartographique est enrichie par des multiples récits. Ces exemples rappellent la critique cartographique d’Edward Soja, qui indique le caractère limité des cartes « Why Loving Maps is Not Enough » (Soja, 1996 : 174) et explique l’importance d’introduire le temps à travers le temps de parcours, le temps d’existence (1) et en conséquence le temps de récit.














Jeremy Wood

Le site GPS drawings


Daniel Belasco Rogers
Le site de Daniel Belasco Rogers






















(1) « There is too much that lies beneth the surface, unknown and perhaps unknowable, for a complete story to be told. » (Soja, 2000, p. 12)

Pour Peter Weibel, le GPS est sans aucun doute la suite légitime de l’image (ou de 24 images/sec), une alternative aux images enregistrées sur une pellicule et même sur un support numérique, captées du réel. C’est une image, mais « autre » que l’image saisie, elle est calculée. Ce processus du calcul implique non seulement une perception différente, mais surtout un usage différent. Cet usage permet de connaître, de gérer et de représenter différemment les mobilités, c’est une approche inédite du mouvement. Le géographe Jacques Lévy explique dans le même sens que le changement de la connaissance du mouvement, signifie le changement de la représentation du mouvement et donc le changement du mouvement en soi (Lévy, 2004).

La représentation paysagère que le GPS produit se situe donc plutôt au niveau de la représentation d’une action, voire d’une articulation, qui englobe récit et cartographie. Dans ce sens, c’est une image « autre », complexe et articulée, qui permet la convergence entre des formes de représentations diverses, voire antagonistes.


 


2. Se localiser en temps réel – comment s’inscrire dans le paysage technologique ?


Si le GPS est capable de produire des nouvelles « images en mouvement », des images « autres », il est également capable de créer de nouveaux usages du paysage. À condition de relier le récepteur GPS à un dispositif de communication, il est possible de guider ou de diriger des déplacements. Au lieu d’enregistrer des parcours, le GPS localise un récepteur en temps réel, et de façon automatique, et propose une « plongée » spatiale et temporelle qui permet de s’inscrire et d’agir avec le paysage technologique.

La localisation satellitaire procède ainsi à une sorte « d’archéologie » temporelle qui met en place de nouvelles articulations entre le paysage physique et le paysage mental, c’est-à-dire le paysage des informations, des représentations et des données qui se juxtaposent au paysage physique (Peter Weibel, entretien, juillet 2005, Karlsruhe, in « Théorie/Entretiens/Weibel »).

La localisation est très répandue dans le cadre d’applications technologiques. À la fois dans des utilisations grand public comme dans les utilisations dites sécurisées (guidage d’armes, guidage d’avions civils lors de l’atterrissage, etc.), le GPS sert essentiellement à la navigation embarquée et son premier rôle est de localiser en temps réel un récepteur. Ces localisations ne sont pas ou rarement enregistrées. Elles servent en temps réel à la localisation puis elles se perdent.

Contrairement à ces usages technologiques, le GPS en art est essentiellement utilisé comme un moyen d’enregistrer des parcours. Dans la plupart des projets, des lignes se tracent et conservent des trajets comme une photographie conserve l’apparence d’un lieu à un moment spécifique. En dépit de cette fascination pour l’enregistrement, quelques projets artistiques intéressants existent qui placent au centre de leur propos la localisation, voire le guidage, comme Can You See Me Now du groupe d’artistes Blast Theory, Waypointing Weibel’s Vienna de Peter Weibel et Tom Fürstner ou GPS Movies 2 de Daniel Sciboz et Liliane Terrier.


Blast Theory
Le site de Blast Theory

Le site de Can You See Me Now, 2001




GPS Movies
Le site EdNM : GPS Movies 1 et 2


Dans ce sens, le GPS en art peut être considéré comme une nouvelle forme de travail in situ qui reprend certaines logiques du Land Art et de l’art en espace public, mais aussi des arts numériques. La rencontre entre ces deux approches artistiques plus anciennes à travers des innovations technologiques de la localisation permet de faire émerger une nouvelle forme d’expérimentation qui incorpore, voire hybride ces deux dispositifs. En effet, les œuvres in situ cherchent à s’insérer dans un site en créant un dialogue entre une proposition artistique et la spécificité d’un lieu. L’art numérique met en place certains dispositifs de communication, de l’interactivité, des représentations et des automatismes impossibles à réaliser avec des moyens analogiques.

En utilisant des dispositifs numériques, mais en les plaçant dans des territoires spécifiques, les œuvres qui utilisent certains médias localisés, comme le GPS, agissent comme une forme de « remix » de pratiques artistiques qui ont déjà été expérimentées auparavant. GPS Movies ou d’autres propositions artistiques sont donc à la fois capables de transformer, voire d’étendre, la notion de l’œuvre in situ comme la notion de l’art numérique. Si en apparence, ces productions se placent dans des espaces spécifiques et créent en permanence des articulations qui peuvent apparaître comme antagonistes, notamment les articulations entre l’espace physique et l’espace virtuel ou l’espace des réseaux, cette hybridation entre le numérique et in situ permet également de réinterroger ces deux approches artistiques en créant de nouveaux liens entre paysage et technologies, elles font émerger de nouvelles possibilités.

Le paysage est étendu jusqu’aux orbites et simultanément densifié par l’intrusion de plus en plus massive de technologies sous diverses formes. Ces deux mouvements, extension et densification, créent ensemble un espace augmenté.
















L’installation Gravicells intègre le GPS de deux manières différentes, d’un côté, elle représente les trajectoires des satellites GPS et de l’autre côté, l’installation en soi est en permanence géolocalisée. En principe, cette localisation par satellite peut paraître comme inutile car si celle-ci a un sens quand un objet ou un individu se déplace, localiser en permanence un élément parfaitement immobile est paradoxale. Gravicells utilise en conséquence la localisation différemment, en « ancrant » un objet dans l’espace, il intègre l’air qui se situe au-dessus. Gravicells se transforme ainsi en une sorte d’installation étendue, dépassant largement ses limites visibles et matérielles et qui s’étend vers « les orbites ».  Plus que d’autres pratiques artistiques GPS, Gravicells intègre en conséquence l’air dans son concept, il la rend explicite.
Seiko Mikami et Sota Ichikawa
Le site du projet Gravity and Resistance

Photos de Gravicells

Ce sont les technologies du géopositionnement ou des médias localisés (2), comme les téléphones mobiles, les écrans portables et les systèmes satellitaires et le GPS, qui prennent place dans des territoires urbains ou paysagers. Leur utilisation ne s’effectue pas de façon décontextualisée et déterritorialisée, mais chacun de ces médias révèle d’une façon ou d’une autre sa situation spatiale et en conséquence le paysage dans lequel il évolue. En raison de cette augmentation et de l’élargissement des pratiques, le terme d’espace augmenté semble pour Lev Manovich plus approprié que celui de réalité augmentée.
(2) Voir aussi Ben Russel et Marc Tuters, Locative Media Lab, 2003.

Lev Manovich
Le site de Lev Manovich

Pour résumer, la géolocalisation participe à l’extension du paysage vers les orbites, à la fois par la présence matérielle des satellites et de divers instruments, mais également à travers des discours et des représentations dont Gravicells et MILK Project et NomadicMILK Project sont des exemples.

Simultanément, l’espace augmenté implique une certaine densification des connexions entre l’espace physique et l’espace virtuel, un espace où les connexions aux réseaux se sont depuis une dizaine d’années étendues. Elles ont dépassé les lieux fermés et confinés pour se déployer vers des espaces ouverts et publics.




Esther Polak

Le site de Milk Project
Le site de NomadicMILK Project


Esther Polak
23.09/25.11.2007, NomadicMILK est présenté à la Neue Gallerie Graz, Austria
Sur You Tube : Vidéo-reportage sur Nomadic MILK à Graz


3. Expérimenter savoirs et pouvoirs – Comment agir avec le paysage technologique ?


« Personne aujourd’hui ne soutiendrait que les innovations déterminent directement les comportements et les modes de vie. On sait qu’il s’agit d’une relation plus complexe, où une offre technologique rencontre une demande sociale à travers un jeu de médiations : l’automobile – c’est-à-dire médiation résultant d’un ensemble de technologies – ne fait pas le déplacement, elle répond à une demande de déplacements. » (Bourdin, 2004 : 90).

Même si le GPS contient indéniablement un certain potentiel de surveillance, qu’il est capable de traquer, d’enregistrer et donc de surveiller des déplacements, cette possibilité rencontre en permanence des limites comme les défaillances à l’intérieur de bâtiments, sous des feuillages ou en espace urbain dense. En raison de ces limites, le GPS apparaît donc comme un média de surveillance plutôt « faible ». Une faiblesse technologique qui indique que l’idée de surveillance, contenue dans les compréhensions et les usages du GPS, ne se situe pas uniquement dans sa réelle capacité à surveiller, mais également dans sa situation spatiale aérienne et dans l’imaginaire que celle-ci peut provoquer. Le groupe d’artistes (Eva et Franco Mattes) 0100101110101101.org a développé plusieurs projets artistiques qui ont tous pour objectif de rendre l’utilisation des nouvelles technologies plus transparentes en les déplaçant des sphères privées vers les espaces publics des réseaux. Il emploie spécifiquement le GPS dans Vopos, 2002, un projet qui s’inscrit dans un contexte de surveillance et de contrôle, mais il s’agit d’une surveillance volontaire. Pendant une année, le groupe a porté sur lui des récepteurs GPS. Leurs déplacements étaient enregistrés en permanence et  s’inscrivaient dans une carte, accessible sur Internet.

On peut conclure que face au potentiel d’observation et de surveillance, le GPS provoque à la fois de la fascination, voire du plaisir, qui se mêlent à l’angoisse, mais aussi à un certain sentiment de sécurité. La vidéosurveillance qui capte nos visages et le GPS qui capte notre position dans l’espace peuvent, dans ce contexte, jouer un rôle complémentaire et renvoient, du moins dans le cas de Vopos, à la fois à la dénonciation d’un potentiel technologique et à la fascination pour ce potentiel.




Eva et Franco Mattes
Site : 0100101110101101.org

Eva et Franco Mattes
Site du projet
Vopos, 2002

Le GPS est pourtant rarement utilisé par les artistes comme un système de surveillance directe, des œuvres qui détournent ce potentiel de surveillance sont fréquentes. L’idée de la surveillance et du contrôle ainsi que le détournement de la surveillance et du contrôle s’inscrivent d’ailleurs dans un champ social plus vaste qui renvoie aussi à des questions comme les migrations, les frontières ou l’économie globale.
Marc Tuter, fondateur de Locative Media et théoricien spécialisé dans les médias localisés, pense qu’utiliser des médias localisés implique l’acceptation de l’idée du contrôle pour pouvoir la retourner. Pour lui, l’artiste qui expérimente avec des médias localisés s’inscrit dans une dimension utopique et non guerrière.
LocativeMedia
http://networkedpublics.org


À propos de cette double inscription, Jean-Louis Boissier explique d’ailleurs que le GPS, c’est aussi cette capacité à produire une empreinte qui rentre en conflit avec toutes les cartes existantes. Cette empreinte s’inscrit dans des contraintes géopolitiques, dans une convention du GPS qui déploie une idéologie qui sous-entend « surveillance ». En même temps, le  GPS a un rapport étroit à l’instrumentalisation, « C’est un instrument d’une liberté absolue, exactement comme une boussole. C’est un instrument de la liberté du mouvement. » (Jean-Louis Boissier, entretien, juin 2006, Paris in « Art/Entretiens/GPS movies »)

Et Masaki Fujihata souligne : « Une des raisons pourquoi je suis si intéressé par cette nouvelle technologie est que quelque chose qui a été développé comme une arme peut maintenant être utilisé à des fins non militaires, à un niveau tout à fait individuel pour une expression très personnelle. » (Fujihata, 2004 : 416).
 

Can You See Me Now
de Blast Theory met en place un système très complexe d’observation et d’auto-observation entre le monde réel et le monde virtuel. La question du titre, « Peux-tu me voir maintenant ? », est au cœur du projet et renvoie à des interrogations essentielles des possibilités de l’observation du GPS. Est-ce que le système GPS peut voir, comment est-il possible d’observer à partir de la localisation satellitaire le monde ? L’observateur peut-il ou ne peut-il pas être vu ? L’observé voit-il l’observateur ?

C’est la rencontre étrange entre deux mondes. C’est ce que Philip Ursprung nomme Close Encounters (3) : des rencontres étranges entre l’art et l’espace public ou, pour l’adapter à Can You See Me Now, des rencontres étranges entre l’espace réel et les réseaux numériques, entre l’art et le jeu, entre des mobilités réelles et les mobilités virtuelles.


(3) Ursprung se réfère ici au film de Steven Spielberg, Close EncoutersRencontres du troisième type entre les hommes et des extraterrestres et notamment la communication entre un ordinateur qui déclenche un jeu de lumière et un jeu de son incompréhensible et les extraterrestes,

Philip Ursprung « Close Encounters: Seltsame Begegnungen zwischen Kunst und öffentlichem Raum », in  

http://www.stadtkunst.ch


Conclusion


Désormais, il est non seulement possible de représenter le monde physique par des images numériques, mais grâce à un dispositif comme le GPS, il est également possible d’inverser ces rapports et de placer les images numériques dans l’espace physique. Cette double inscription du GPS permet de créer un passage de l’espace réel vers l’espace mental, et en particulier virtuel, mais en même temps, ancre les réseaux dans les territoires des représentations et des usages.


En même temps, le GPS n’est ni un média linéaire ni homogène. Une représentation et un usage clairs semblent s’échapper, car cette articulation entre le paysage physique et le paysage des virtualités, les représentations et les expérimentations, ne permet pas de produire une image cohérente et totale du paysage technologique. Le paysage apparaît certainement plus fluide, voire plus « furtif », mais les extensions et les dispersions des technologies établissent des ruptures, des arrêts et des absences. Subjectivités et objectivités, proximités et distances peuvent engendrer une intensification des connexions, une densification des actions, mais en même temps laisser la place vide, insaisissable en soulignant les rapports « incertains » et difficilement cernables qu’entretiennent entre eux tous les éléments du paysage technologique