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Antoine Picon : Entretien avec Andrea Urlberger, le 26 janvier 2005 à Paris

Antoine Picon
Né en 1957, ancien élève de l'École polytechnique, Antoine Picon est ingénieur des Ponts et Chaussées, architecte et docteur en histoire. Professeur à la Harvard Design School, membre associé au LATTS, il est l’auteur de nombreuses publications notamment La Ville territoire des cyborgs Les Éditions de L'Imprimeur, 1998 et Les Saint-Simoniens : Raison, Imaginaire, et Utopie, Paris, Belin, 2002.

 


Résumé de l’entretien



Les transformations du paysage : d’un espace traditionnel à un espace contemporain

Le paysage traditionnel était perçu comme bucolique. On avait une attitude distancée, contemplative, esthétique et de désintéressement. L’image de l’Arcadie représente cette attitude face au paysage. Le paysage contemporain qu’Antoine Picon désigne également comme technologique implique plus de sentiments. Bien qu’il s’agisse souvent de sentiments comme la crainte, l’angoisse, le rejet, ils ne sont pas toujours négatifs.
Ainsi, ce paysage contemporain (technologique) incite peut-être aussi à plus de désir que le paysage traditionnel. Une autre caractéristique est que ce paysage contemporain n’a pas de limites. En conséquence, on ne peut plus rester à l’extérieur et développer une perception picturale à son égard. Il se distingue du paysage traditionnel par sa flexibilité et par son caractère flou. Il est déterminé, le paysage « fait » paysage. Le paysage contemporain et donc technologique, se construit sur un réseau déterminé et calculé. Il est au centre de différents champs de forces. Même si tout y est déterminé, l’inattendu émerge, ou devrait émerger. Il existe ainsi une sorte de face à face entre le déterminé et
l’inattendu.


Quel passage entre le paysage traditionnel et le paysage contemporain ?

Le passage entre paysage traditionnel et paysage contemporain est induit par des positions et des perceptions différentes de l’homme. En effet, la propagation de la technologie n’est qu’un symptôme de ces transformations du paysage. À partir de la fin du XIXe siècle, une certaine standardisation du monde provoque un sentiment de renfermement du monde sur lui-même, un sentiment qui s’est renforcé avec les premières images de l’extérieur de la terre, du globe. Cette impression d’un monde fini et limité est à l’origine du paysage technologique.


Technophile ou technophobe ?

Antoine Picon pense qu’on ne peut pas échapper au paysage technologique. Quant à son attitude face à cette évolution, même s’il pense d’avoir un devoir d’optimisme, il l’est moins important depuis il a écrit La Ville territoire des cyborgs, car les transformations du monde posent de réels problèmes.


Pourrait-on présenter les États-Unis d’emblée comme technophile et l’Europe comme
technophobe?

Être technophile ou technophobe signifie d’avoir une vision négative ou une vision positive sur les transformations du paysage. Cette attitude est aussi induite par la situation du lieu de vie. En Europe, peu d’espace est disponible pour un nombre relativement élevé d’habitants (en conséquence – un mouvement écologique fort en Allemagne en raison du peu d’espace et du nombre important d’habitants).
Aux États-Unis, nettement plus d’espace est disponible. Donc l’impression de devoir protéger l’environnement n’est pas ressenti avec autant d’urgence qu’en Europe. L’idéologie libérale des États-Unis renforce cette vision technophile. En effet, le libéralisme a besoin d’une vision optimiste du progrès et de la technologie.
Aujourd’hui Picon pense qu’on a besoin d’un environnement. En dépit d’un peu plus de distance critique face au paysage technologique, il souligne qu’il ne s’est pas rapproché des positions de Paul Virilio, ni d’Augustin Berque d’ailleurs. Augustin Berque défend pour Antoine Picon une vision naturaliste, nostalgique du paysage.


Différences de perceptions – à l’origine des transformations

Pour Antoine Picon, l’origine du paysage technologique se situe dans la perception d’un monde fermé. C’est donc l’homme, sa subjectivité et le changement de la perception du monde qui induit le monde technologique. Le monde perçu comme fini, clôturé et global : On vit dans un monde mesuré, fermé, la terre est finie, clôture du monde, tout est maîtrisé et prévisible. Le monde fini induit la fin du monde ?
Cette perception de la fin du monde et/ou du monde fini, d’un monde maîtrisé explique peut-être aussi une certaine sensibilité aux catastrophes : c’est la nature qui reprendrait ses droits (ex. peur du réchauffement climatique). L’idée de la catastrophe impliquerait l’idée que le monde n’est pas entièrement maîtrisé, qui reste des événements inattendus. Ce n’est pas une pensée chrétienne (dans le sens, il y a un prix à payer pourtout) car pour les Chrétiens, la fin du monde est subite. Pour Antoine Picon, le monde s’éteint lentement. (« une mort lente du monde »).


L’espace urbain

Indéniablement, la technologie en ville croît considérablement. Picon constate qu’il y a aujourd’hui inversion des rapports entre les technologies et l’espace bâti. Si jusqu’il y a quelques années, le bâti contenant « peu » de technologie dominait la ville, aujourd’hui ce rapport s’est retourné. Beaucoup de technologie et peu de bâti forment la véritable urbanité actuelle.


Le sujet

Le paysage est le miroir du sujet et le sujet le miroir du paysage - le cyborg est le miroir du paysage technologique. Il existe donc des articulations étroites entre le sujet et son environnement. Dans le contexte du paysage technologique, l’individu est pris entre l’image du code suprême, de l’homme codé et des saturations de la subjectivité. En effet, à côté de cette maîtrise du code, cette impression de la maîtrise du code (ADN, monde virtuel, etc.), il y a un grand retour des subjectivités.


L’objet

L’objet se situe au sein de ces champs de forces. Il en résulte son éclatement. Entre le paysage technologique, le cyborg et l’objet, il existe un face à face entre le déterminé et l’inattendu, entre le digital, le calculé et une subjectivité croissante.


Le GPS

Il s’agit d’un quasi-objet qui correspond tout à fait à l’éclatement de l’objet technologique, Le GPS pose la question de la carte et de la cartographie en se centrant sur la question : « je suis ici ». Quant au potentiel de surveillance qui pourrait être contenu dans le GPS, Antoine Picon souligne que face à la masse d’informations produites, une véritable surveillance généralisée n’est guère possible. Mais en même temps, cette possibilité d’être surveillé est le « prix à payer » pour un certain confort (prend l’exemple du numéro de la sécurité sociale). Pour Antoine Picon, le GPS n’est donc pas vraiment un outil de surveillance, mais se déploie, comme le paysage technologique, entre maîtrise et subjectivité.


La place de l’art

Représentation et expérimentation des nouvelles matérialités. Les productions artistiques fonctionnent pour Antoine Picon comme l’architecture (bien que les productions artistiques lui semblent plus en avance que des réalisations architecturales). Elles représentent des moyens d’expérimentation du monde. Ce sont des nouveaux outils de lecture.