19 > 24 avril 2006 : The Figure in the Landscape Xian — Workshop
Caroline BERNARD et Gwenola WAGON, Jean-Louis BOISSIER, Liliane TERRIER
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« Pour que poussent les images »

Jean-Louis Boissier, « Pour que poussent les images »
La Relation comme forme, Mamco, Genève, 2004, pp. 30-44.[…]

Nous rencontrons là ce que la peinture chinoise classique nomme les rides (cun), le registre de signes qui, associés aux lignes de contours et de force, ou se substituant parfois à elles, appréhendent et inventorient reliefs et masses, surfaces et matières, brillances et couleurs. Ces éléments graphiques sont eux-mêmes littéralement empruntés à ce qui, dans la peau des choses, dans leurs textures et plissures, exprime leurs différences, leur formation, leur érosion, leur structure, leurs tensions ou vibrations : grain, veines ou fissures de la pierre, écailles, segments, feuillages. Mais ils se constituent en vocabulaire abstrait, en matériau conventionnel et ordonné, comme les traits des caractères, la graphie d’un texte.

À vrai dire ce « langage » s’apprend d’abord dans la peinture ou la calligraphie, quitte à enrichir, par le retour sur le motif, ce que l’image numérique nommerait la bibliothèque de formes. La peinture des lettrés se désigne par xieyi, littéralement « écrire une idée » : il s’agit d’écrire plutôt que de décrire, d’interpréter le sens des choses plutôt que leur aspect, même si tout se joue dans l’extérieur des apparences et sur ce qui ne peut être que la surface d’un tableau.[…]


Xin Ye et Liliane Terrier, « Dragon », Encre numérique, programme d'images numériques enchaînées, 1988

En Chine, les plantes étaient réparties par usages et fonctions, et non à partir de leurs seuls caractères botaniques. Qui plus est, les caractéristiques des mots l’emportaient parfois sur celles des choses et devenaient critères déterminants de classification (6). Alors les noms rendraient compte implicitement des réalités végétales ? Le caractère (la syllabe écrite) serait un caractère de la plante. Son origine pictographique continuerait à vivre dans le mot. Écrire serait restituer une morphogenèse ? Cela est illustré, sinon démontré par le genre, la discipline à part entière qu’est en Chine, depuis le VIIIe siècle, la peinture calligraphique monochrome du bambou.

La Méthode de peinture du Jardin du grain de moutarde (1679), la référence la plus célèbre et définitive, un manuel d’apprentissage des grands domaines de la peinture classique chinoise, paysages, plantes, objets, personnages, est à la fois un fonds anthologique méthodique, un dictionnaire du vocabulaire graphique et des processus algorithmiques de figuration. Cette notion de jardin miniature, grand comme un grain de moutarde car « dans un seul grain est caché le monde » et « l’univers tout entier ne remplit qu’un grain de moutarde (7) », procure elle-même un répertoire de formes et modèles, d’inscription et de simulation des processus naturels, qui s’étend sans rupture à l’exercice de la peinture.

Ce manuel décrit des procédures qui combinent les impératifs de respect de la structure, des proportions botaniques du bambou (tiges, nœuds, branches, feuilles), de son comportement dans un climat (vent, beau temps, pluie, rosée), avec ceux du maniement du pinceau et de l’encre. Techniques, attitudes esthétiques et morales y sont mêlées sur fond de symbolique. Le bambou, par sa tige souple mais énergique et résistante, son bois dur mais doux, la mobilité légère mais ordonnée de son feuillage, exalte sagesse, force de caractère, austérité élégante. Ses nœuds (le mot signifie aussi en chinois « intégrité personnelle »), parce qu’ils sont à la fois la clé de sa structure et un vide, confirme le symbole de largeur d’esprit attaché au souffle et au vide. Valeurs requises chez le lettré, elles s’exerceront justement dans l’unicité de ses outils. Pinceau et encre unissent poésie et peinture, calligraphie et dessin. Le bambou est la plus calligraphique des plantes. Le bambou s’écrit.

La Méthode de peinture du Jardin du grain de moutarde, comme plus tardivement la Méthode simple et claire pour une écriture des bambous de Jiang Heji (dynastie Qing) proposent une identification systématique des traits et gestes pour l’exécution des feuilles qui repose essentiellement sur leur similitude avec des caractères. Éléments fondamentaux de l’implantation du feuillage réel, les couples, groupes de trois ou quatre feuilles s’écrivent ren (humain), ge (spécificatif pour l’unité), jie (entre) ou fen (diviser). L’étymologie pictographique de ces mots, proprement visible, y compris dans la plante, se trouve en quelque sorte confirmée par leur retour à la figuration. Plus encore, le caractère ge serait formé sur l’image d’un nœud de bambou et le caractère pour « bambou » lui-même, zhu, associe deux fois ce signe, comme deux rameaux pendants, et se comporte en radical pour de nombreux noms d’objets faits de bambou (8). Le ge assemble effectivement trois feuilles, le jie partage effectivement quatre feuilles, etc. Ainsi réifiés dans le bambou, des signes d’association (ge), ou de séparation (jie, fen), seraient à la base d’une simulation de l’architecture de la plante, et donc inclus dans chacune de ses images possibles. Dès lors une écriture s’installe, qui ne coïncide pas avec la langue. La codification des traits fait appel à un langage qui reste imagé mais qui, bien sûr, prend sa spécificité de « parler-bambou » : « amonceler les cibles », « se disperser et bondir », « fourche des chemins », « griffe de passereau », « ailes de libellule », « corbeaux effrayés » (9), où l’on notera le caractère procédural, dynamique, biologique des référents.

Henri Michaux : « Il y eut pourtant une époque, où les signes étaient encore parlants, ou presque, allusifs déjà, montrant plutôt que choses, corps ou matières, montrant des groupes, des ensembles, exposant des situations.[…] Les paysans il est vrai les regardaient sans les comprendre, mais non sans ressentir que c’était bien de chez eux, ces lestes signes […] des paysages de branches fleuries et de feuilles de bambous qu’ils avaient vus en images et appréciaient (10) ».


Dans cette approche, le bambou, c’est du texte.


Jean-Louis Boissier, « Bambous », Globus oculi, installation hypermédia, 1992

Certains peintres calligraphes ont poussé le jeu jusqu’à des paysages de bambous qui sont de vastes calligraphies-bambous totalement et littéralement lisibles. La tradition explique l’invention du bambou à l’encre par la contemplation et le décalque de l’ombre de bambous éclairés par la lune. Ainsi se forme le champ dialectique qui englobe et la saisie et la codification synthétique. Aux impératifs de l’écriture calligraphique, structure, « poids », nombre et enchaînement des traits, correspondent les contraintes de la vérité botanique du bambou. Trait après trait, l’écriture-dessin est une méthode récursive. La nature non plus n’a pas de repentir possible. La peinture calligraphique chinoise tend à apparaître comme outil interactif de modélisation, pour autant cependant qu’elle sache appréhender et traduire quelque loi naturelle.

Le caractère li
Ni Zan, peintre et poète (1301-1374) posa très tôt le problème de l’alternative de la représentation picturale entre vérité formelle et expression de la nature intrinsèque du modèle. L’intuition de la nature s’exprime par le li, la loi, la raison, l’ordonnancement sous-jacent, mais d’abord, au sens propre, le dessin, la veine (celle du marbre par exemple), la ligne de force interne qui relie et structure les choses, ce qu’il faut connaître pour tailler une roche, pour la peindre en « rides ». Le caractère li signifie aussi bien texture que logique. Ainsi le peintre et esthéticien Su Dongpo (ou Su Shi, 1036-1101) considère qu’il est des choses « telles que montagnes et rochers, arbres et bambous, cours d’eau et vagues, brumes et nuages, qui n’ont pas de forme constante, mais sont douées d’un li (11) ». Leur représentation peut alors masquer un défaut extérieur, mais elle s’effondre sans adéquation avec ce principe interne. Il note qu’un bambou à l’état de pousse « possède déjà tout ce qui caractérise un bambou, joints et feuilles », et qu’en grandissant « il ne fait que développer ce qu’il a de virtuel en lui ». Il met donc en garde le peintre qui procéderait par addition, joint après joint, feuille après feuille, ignorant la « loi vitale du bambou ».

« Avant de peindre un bambou, que celui-ci pousse déjà en votre for intérieur (12). » Cet aphorisme de Su Dongpo est amplifié contradictoirement par le peintre Zheng Banqiao (ou Zheng Xie, l’un des Huit Excentriques de Yangzhou, 1693-1765) : « Pour ma part, lorsque je peins des bambous, je ne porte pas en moi le bambou achevé », « Les bambous que je porte en moi ne sont ni ceux que perçoit mon regard […] ni ceux que trace ma main (13). » Protestation d’indépendance poétique, mais reconnaissance de l’autonomie de l’image, le peintre calligraphe accepte et rejette à la fois ce qui est procédure créative et déterminisme des représentations. L’image-bambou est une entité mentale qui ne s’extériorise que dans l’imprévu. Dans l’imagerie numérique, on parlera des graines pour désigner le tirage qui rend compte des aléas de la croissance.

« La moindre plante a son esprit », avant même de prendre le pinceau, un peintre se doit de saisir les secrets de la création de la nature, « la manière dont les branches poussent, dont les feuilles se forment, dont les fleurs s’éveillent, s’ouvrent, se détournent, s’inclinent ou se fanent » écrivait Tang Zhiqi (dynastie Ming) (14).


Notes


6. Georges Métailié, « Des mots et des plantes dans le Bencao gangmu de Li Shizhen », Extrême-Orient - Extrême-Occident, numéro 10, Presses universitaires de Vincennes, Saint-Denis, 1988.
7. Rolf A. Stein, Le Monde en petit, Flammarion, Paris, 1987.
8. Léon Wieger S.J., Caractères chinois, étymologie, graphies, lexiques, 1932, réédition par Kuangchi Press, Taiwan, 1978.
9. Traductions empruntées à l’édition française par Raphaël Petrucci du Jieziyuan huazhuan, [Méthode de peinture du Jardin du grain de moutarde], Encyclopédie de la peinture chinoise, Henri Laurens, Paris, 1918.
10. Henri Michaux, Idéogrammes en Chine, Fata Morgana, Fontfroide-le-Haut, 1975.
11. Traduction de François Cheng « L’œil de sapience », La part de l’œil, numéro 3, 1987, Presses de l’Académie Royale des Beaux-Arts, Bruxelles.
12. Voir la traduction de Nicole Vandier-Nicolas dans Esthétique et peinture de paysage en Chine, Klincksieck, Paris, 1982.
13. Cité par Chantal Chen, « Émotion et paysage : subjectivité et extériorité au sein de l’expérience poétique de la Chine », Extrême-Orient - Extrême-Occident, numéro 3, Presses universitaires de Vincennes, Saint-Denis, 1983.
14. Traduction de François Cheng.