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Questions


Déclaration d'intention

Dessiner c’est creuser, chercher, construire, détruire/Construire à partir du chaos
Le dessin est pour moi un exutoire, une porte de sortie/Pour échapper à la réalité, trop fade, trop neutre
L’art est violence, passion, déchaînement/(peindre c’est salir)
Ce qui compte c’est le premier jet/Comme pour faire parler son subconscient
Le souffle, l’énergie, l’élan créateur du trait/Le trait transmet une émotion, traduit un rythme
Quand on a une idée nouvelle, il ne faut pas avoir peur/D’innover, d’expérimenter/Voire de répéter des techniques déjà utilisées/pour les réinterpréter à sa manière
La création a un renouvellement périodique (par vagues)/Vagues d’inspiration, une idée, un sentiment, une pulsion/Toutes les émotions de la vie sont moteur de création
Je dessine pour affirmer ma singularité, pour évacuer mes doutes/Pour être libre… Paris, juillet 2005


Interrogation d’une pratique du dessin

Ce mémoire s’est conduit d’abord comme une rétrospective, à partir d’archives reconstituées en vue de leur publication. Mais je pense utile de formuler, avant toute chose, une série de questions et de réponses qui contribuent à l’analyse de l’itinéraire ainsi mis en évidence.

"Pas un jour sans ligne", cette phrase d'origine latine a été utilisée par Klee, mais aussi par Sartre. Elle établit une corrélation entre le tracé, le dessin quotidien, et une ligne qui se prolonge de jour en jour, non pas dans une forme continue, mais bien, comme on le cherche avec le présent travail, dans une attitude qui touche à l’existence et à l’autobiographie. Borges a dit : "Il existe un labyrinthe formé d’une seule ligne droite invisible et sans fin". Il ne s’agit pas seulement pour moi de persévérance dans le travail, ni d’un acte répétitif et compulsif. Il s’agit d’identifier la pratique du dessin, au sens large, avec ma propre existence. En plaçant dans les archives de mes dessins mes tout premiers dessins, où l'on voit, ce qui est commun dit-on à tous les dessins de jeunes enfants, une situation prénatale, un cordon ombilical, qui est rompu mais que l'on doit quand même prolonger. C'est comme l'amorce de la ligne dont je parle.

Je propose le titre "Le trait comme ligne de conduite". Mais, si le trait, c’est dessiner au trait sur papier, ce que j'ai commencé très jeune, ça peut désigner aussi les autres pratiques qui sont les miennes aujourd’hui : du son, de la vidéo, des photos, l'organisation de spectacles. Cette activité est polymorphe, je cherche à replacer dans tout ça mon activité primaire de dessin sur papier.

Le titre implique une différence entre trait et ligne. Comment analyser cette différence ? Le trait rappelle plus la trace, la marque, la forme primaire de la ligne. Le trait définit quelque chose de plus concret. Le trait trace une ligne. La ligne a l’air plus austère. C’est un signe de rigueur, c'est une ligne de conduite, une ligne à ne pas franchir : “Don’t cross the line”. La ligne impose une limite à ne pas dépasser, une frontière, un carcan, une zone : ligne de front, ligne de tir, garder la ligne. La ligne est plus abstraite, spatiale. Le trait se rapporte au dessin à l’encre étalé sur une surface. La ligne définit le style, le trait définit la réalisation. La ligne est plus mathématique, plus précise, plus froide. Le trait est plus libre, il forme des hachures, des gribouillis, des salissures, des trames. Pour moi le trait est terrien, animal. Le trait a un rapport direct au dessin. La ligne sort du dessin, elle est plus universelle.

On voit donc le trait comme un "tracé". Dans quelle mesure, dans quelles conditions, un trait peut-il "parler" de la réalité ? Le trait est réel, concret, préhistorique. Le trait est un tracé dans la mesure où son origine est attachée à la terre, aux origines de l’écriture. Le trait est à l’origine du signe. Un signe est un agencement de traits. Un signe marque un territoire — c'est ce que cherche à faire le graffiti —, représente une communauté, un groupe comme une trace laissée par un animal. Les animaux lisent les traces laissées sur le sol pour s’identifier entre eux. On lit un signe comme on lit une trace, un témoignage d’un passage d’une activité. On efface les traces d’un crime. L’évolution vers le signe indique comment la trace prend un sens spirituel. Les signes de l’écriture sont une preuve de l’existence d’une civilisation.

Comment un trait devient-il un signe ? Un signe est un ensemble de traits. Un signe est une forme élaborée du trait, une idée, une action synthétisée en un symbole, quelque fois un logo. Ainsi les caractères chinois sont des images simplifiées, l’écriture chinoise est restée très proche d’un esprit pictural représentatif. Un trait devient un signe à partir du moment où on lui associe un sens, une idée. Un trait dessine une forme : une ligne droite, un cercle, une boucle, un croisement, un enchevêtrement. Le trait est esclave de la pensée, de la gestuelle. Il est poussé à l’extrême, à l’infini. Le trait continue, la ligne continue aussi. Un dessin, comme une signature, peut être fait en un seul trait, sans lever le stylo.

Le trait est un tracé, il n'est pas de trait sans outil. Travail à la main d’un côté — crayon, feutre, pinceau, Tipex, etc. –, travail à l’ordinateur et à l’écran de l’autre. Comment peut-on articuler des outils si différents qui se complètent ou se contredisent ? Je peux aujourd'hui m'interroger sur ces techniques à partir des résultats. Y-a-t-il ralentissement de ma pratique sur papier au profit de l’ordinateur? En 1995, je faisais du tout ordinateur, pour la réalisation de bandes dessinées, de logos. Puis il y a eu abandon des logiciels de dessin au profit, de nouveau, des carnets dessinés, mais dans une sorte de transe. Ça a donné des pages-graffiti absolument couvertes de signes, en plusieurs couches. Puis il y a eu une reprise de l’ordinateur pour des travaux plus proches du design graphique, pour les besoins de flyers, de couvertures de CD, etc.

Cependant, en règle générale, mon travail manuel — dessins, découpages, collages, assemblage, pochoir, etc. — est lié à mon travail sur ordinateur. Il m’arrive souvent de travailler à partir d’un dessin ou d’une image scannée qui devient un logo infographique. Je travaille aussi beaucoup à partir de photos dont je pousse le contraste jusqu’à obtenir l'aspect d'un "dessin" en noir et blanc, à la façon d’Andy Warhol ou des sérigraphies politiques. Il m’arrive de reproduire des effets purement manuels directement sur ordinateur, par exemple pour l’effet de Cash for Beats, dans la série répertoriée dans la partie "Archives", rubrique "Covers, Flyers". Les procédés employés sur Photoshop ne sont que des superpositions et du collage — on parle de calques, de couches —, comme sur le papier. On sait bien que le travail manuel est plus direct, plus charnel, tandis que l’ordinateur donne coûte que coûte un aspect plus propre, plus net, plus précis. Si elles sont complémentaires, les deux méthodes sont incomparables.

Le choix des outils, des techniques oriente le processus d’invention d’images. Il y a le dessin, qui est une opération mentale et gestuelle. Il y a la photo et la vidéo qui sont des enregistrements et des mises en images automatiques. Mais ne peut-on pas dire que la prise de vue est aussi un geste, un trait ? Tout est linéaire, car inscrit dans le temps. La prise de vue est une capture, une cristallisation du temps, une saisie. Prendre une photo, c’est saisir un instant, un mouvement, une action, une situation. En ce sens, c'est aussi un trait.

Comment décrire et qualifier le rapport entre mes productions sonores et musicales et mes dessins, montages et calligraphies ? Toutes mes productions sont basées sur la superposition de couches sonores ou de couches picturales, sur l’assemblage d’images ou de sons. Souvent après avoir entassé les couches et les effets, on préfère revenir à des formes plus simples, plus épurées. Je me rends compte que je suis venu à la musique après de longues années d’étude du dessin.

La calligraphie est aussi un aspect du dessin, mais dans des normes, dans des contraintes et des conventions. La calligraphie part du dessin et est inscrite dans un code qui est celui d'une langue, comprise par tous. À partir de ces normes, il est possible de développer un style, ce qui nous ramène au dessin pur. C'est vrai aussi pour la typographie ou le graffiti. Ainsi, dans le graffiti, les lettres sont déformées par le style, l’alphabet est l’esclave du style. Combien de personnes trouvent les tags illisibles ! Cet esprit semble se rapprocher de la calligraphie chinoise où tous les mots sont des caractères, des pictogrammes. On doit insister sur la différence entre un texte calligraphié et un texte typographié.

Je peux voir dans mes dessins comment les principes artistiques chinois ont été intégrés, ce qui relève de la pratique "à la chinoise". L’influence chinoise dans mon travail vient de Xin Ye, artiste, peintre, calligraphe, qui a été longtemps mon professeur de dessin. De son enseignement, j’ai retenu une certaine idée du dessin, le côté brut, élancé, sans retouche. J’ai compris que le dessin était fait de plein et de vide, que le vide est aussi important que le plein.

Pour moi, les dessins, les collages, les assemblages d’images, de signes et de textes racontent des histoires, posent des questions. C’est un jeu graphique et poétique. Le collage, les assemblages d’images, de signes et de textes se rapportent à ma vie quotidienne. Je récupère des images de la presse ou d’ailleurs, car elles représentent la société. Mon travail consiste à agir sur ce reflet de la société en y ajoutant mon point de vue personnel, parfois grinçant. Quel sens a le tag par rapport à la typographie ? Je tente de renvoyer une image plus subjective pour casser le consensus. Je suis une sorte de collectionneur d’images de manière fétichiste. J’ai besoin de m’approprier certaines images, si celles-ci se rapportent à mon univers.

Les montages n’ont pas toujours un sens ou un message particulier. Je marche surtout à l’instinct. J’écris des phrases, comme des proverbes sortis de nulle part, qui me viennent à l’esprit, sur la vie et ses vicissitudes, à la manière, par exemple, de Ben. Les textes sont mis en forme dans une composition abstraite, parfois alimentée par des images qui n’ont pas forcément de rapport avec le texte. Je fais beaucoup de stickers, comme des petits tableaux autocollants voués au sacrifice, car ils sont exposés à la rue, soit des dessins, soit des pochoirs, ou les deux ensemble, soit des photos découpées et retravaillées. Je redessine des photos sur du papier calque, pour en garder seulement une silhouette, privilégiant certains détails, en délaissant d’autres, puis je les mets ensemble. Ainsi se construit un univers où les formes se côtoient et s’entrechoquent, comme des amas d’images ou de symboles (par exemple dans Rapstars).

Je découpe, je stocke des matériaux en vue de découpage, comme une banque de données. Mais je ne les classe pas vraiment, ils sont épars sur les tables, sur les étagères, ou par terre... Il m’arrive de découper dans les livres. Où est le trait dans tout ça, et la ligne? Découper, est-ce comme tracer un trait? Quel est le rapport découpage-trait-ligne dans l’activité de découpage? Il y a une complémentarité du collage au stick de colle et du passage par le scanner et Photoshop. Le Tipex a toujours été très important pour moi, c'est un médium qui me suit depuis l'enfance.

La rétrospective de tous les carnets accumulés au cours des années met en évidence ce rapport avec le trait et la ligne dans une activité complexe qui va de la cueillette de matériaux, au découpage, au collage, au ajouts de dessin, peinture. Action continue ou discontinue, par phases, abandons, reprises successives : il y a une certaine temporalité dans l'activité complexe qui va du découpage jusqu’au collage-montage sur papier, avec des rajouts picturaux, encrés, Tipex. La production de carnets, de cahiers, est passée par là, pour arriver à un objet fini. C'est ce qui s'est passé avec les réalisations associées à un voyage, par exemple au Japon, ou à Londres, mais aussi dans des périodes plus ordinaires.

Comment se fait le passage de l’écriture manuscrite au dessin, au collage-montage, le glissement de la ligne, du trait d’écriture pour le texte à la ligne au trait pour le dessin, dans l’espace de la feuille de dessin ou à l’écran de l’ordinateur? Je constate que j'écris sans arrêt, des mots, des phrases. Pour moi ça n'a rien à voir avec la lecture des livres. Sauf peut-être avec les dictionnaires de français, d’anglais, d’anglais-français. De ce point de vue, la langue anglaise a de l’importance, pour les expressions volées aux chansons, aux films. J'ai aussi le sentiment de produire des textes, et que de tous ces dessins, ces cahiers, on pourrait sortir un texte qui ferait à la longue un livre. Dans les cahiers qui sont des journaux, il y a un texte explicite. Et même dans les carnets et les cahiers plus sombres et plus confus, il y a un texte lisible.

Le dessin se fait-il sur la base de la mémoire ou dans l’instant, ou même pour oublier ? Quand je peins sur un mur, je pars toujours d’une esquisse élaborée sur papier tout en laissant une large place à l’improvisation une fois à l’œuvre. Après de nombreuses répétitions, le mouvement devient automatique. Ce qui est important c’est de savoir faire parler son subconscient. Des formes nouvelles germent dans mon esprit, par vagues, par périodes. Je cherche à rester fidèle à un esprit instinctif. Pas de retouche, du tracé direct, du trait pur, sans fioritures. Soit je pars d’une image concrète, par exemple un crâne, une roue de voiture, et je la pousse vers l’abstraction et l’excès. Je pousse les formes à l’extrême, je les rends molles ou extrêmement grosses, extrêmement maigres, jusqu’au grotesque. C’est une façon d’échapper à la réalité par la subversion des images.

J’ai fondé, avec plusieurs jeunes artistes, un collectif nommé “Ego 6”. On nous parle souvent de nos travaux comme s'ils étaient collectifs. Mais le travail se fait rarement en collectivité. C’est plutôt mis côte-à-côte, tels quels, que le résultat est intéressant. On ne cherche pas à travestir son style pour s’accorder avec les autres. Ce sont des personnalités singulières mises bout à bout qui font la richesse d’un travail collectif. Plus le contraste est fort et plus l’intensité est grande.

Alors ces travaux, cette démarche, ces styles, sont-ils le fait d’une génération et d’un contexte particulier ? Les jeunes graffiteurs, ou autres, se cherchent une identité en marge de la société — peut-être comme tout artiste —. C’est une façon d’échapper à la norme, de se démarquer, de se détacher de la masse. Le graffiti s’est développé vers la fin des années soixante-dix, dans une société plus que jamais tournée sur l’individu. Les artistes cherchent à former des communautés secrètes. Les tagueurs sont rassemblés par équipe, comme des gangs (Les Warriors). Le côté apolitique des jeunes et leur indifférence sont les agents provocateurs de ce mouvement.

Faut-il continuer à se situer dans des genres "nobles" ou populaires ? Les marges sont fines. De nombreux artistes ont cassé les barrières, depuis longtemps : Marcel Duchamp, Andy Warhol, Jean-Michel Basquiat, Keith Haring... Peu importe en fait, ce qui est brut peut être noble dans sa beauté artistique pure. Une pochette de disque, un flyer, un tee-shirt : on les considère en général comme des arts appliqués. Mais comment ne pas les opposer à des objets plus poétiques ou plus "gratuits", peinture, calligraphie.

Le travail artistique voué à la consommation part d’une base artistique libre. Le graphisme est un prélèvement artistique, un échantillon d’art, du fait de la répétition imposée par les lois du rendement. Il faut accrocher une clientèle avec un style, un logo, un univers graphique. Le graphisme a plus de règles que le trait pur mais n’est pas pour autant moins noble. Un produit de consommation peut être une œuvre d’art comme les objets pris tels quels (le readymade). L’art est un point de vue purement subjectif, l’art est partout pour quelqu’un qui sait le voir.