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Ligne

Il est significatif que l’explicitation du mot ligne fasse appel d’emblée au mot trait. Ainsi, Le Grand Robert donne : "Ligne : trait* allongé, visible ou virtuel." Que l’on dise aussi tout de suite visible ou virtuel souligne bien que la ligne est souvent conçue dans l’imaginaire : c’est ce qui sépare deux choses, une ligne de partage, une frontière. En géométrique, une ligne droite — vue comme infinie –, une ligne courbe, etc., sont des figures abstraites.

Mais le sens le plus concret est aussi, comme trait, un tracé, un dessin : les lignes courbes d’une voiture... Mais ce qui domine est certainement l’idée de forme naturelle, qui n’aurait pas été directement tracée : les lignes d’un corps. Ligne désigne alors plutôt un ensemble, une combinaison, et on y repère une nette connotation esthétique ou érotique : pureté des lignes, etc. Ligne fait partie du vocabulaire de la morphologie : c’est l’ensemble des traits du visage ou de la silhouette générale. "Plénitude des lignes; ligne des épaules, des hanches. Je ne peux plus vivre sans vous voir (...) il faut que je vous voie (...) que je contemple la ligne de votre corps." (Maupassant, Bel-Ami, 1885).

Conformément à l’étymologie — ligne vient "lignage", de "cordeau", du latin linea, "lin", "corde de lin" —, la signification attachée à linéaire est très importante : ligne continue ou discontinue, ligne électrique, ligne pour la pêche... mais on parle aussi, en musique, de ligne mélodique, c’est-à-dire de la succession des sons. La signification de ligne proche de direction est à rattacher à cette dernière définition. Cela va de la ligne de chemin de fer ou d’autobus à la ligne politique, ou à la ligne de conduite qui nous intéresse ici. Notons tout de suite que ligne donne à la fois l’idée d’un rattachement, d’une orientation pour des éléments distincts (peut-être des traits, justement), orientation prédéterminée ou extérieure, mais aussi orientation résultante, pragmatique. C’est pourquoi le terme de ligne désigne encore un alignement : se mettre en ligne, ligne d’arbres. Quand à l’expression mettre en ligne, aujourd’hui constamment utilisée pour parler de la mise en accès sur Internet, elle renvoie à la connexion effective à un serveur informatique, mais il est intéressant de noter que les données, sur Internet, si elles passent par des câbles ou par toutes sortes de connexions physiques, ne circulent jamais de façon linéaire et attachées, mais par "paquets" prenant des chemins aléatoires dans les réseaux.

En ce qui concerne les signes graphiques, on retrouve la notion de succession liée dans l’écriture et le livre, puisque, depuis le XIIIe siècle, ligne désigne une suite de caractères manuscrits ou imprimés disposés sur une ligne droite horizontale dans une page. Cet alignement est aussi un trait continu. Cette signification nous intéresse d’autant plus qu’elle fait le lien entre le dessin et l’écriture, entre l’image et le texte.

Chez les philosophes Deleuze et Guattari, la ligne de fuite est un concept très important (1). Elle signifie la multiplicité et l’inachèvement, elle indique le mouvement, la succession des objets fragmentaires, la rupture du sujet avec le territoire, ou sa difficulté à retrouver un territoire — la célèbre déterritorialisation.

La ligne de fuite est ce qui permet de retrouver la liberté. Guattari cite par exemple les radios libres, au moment de leur apparition, en tant que "lignes de fuite qui épousent les lignes objectives de la déterritorialisation, et créent une aspiration irréversible à de nouveaux espaces de liberté"
C’est à propos de ces lignes de fuite, figures de ce qui est "en devenir", que Deleuze formule sa célèbre proposition qui consiste à voir que les choses "poussent par le milieu" (et non par les extrémités, comme on le pense spontanément).

Le système des lignes comprend aussi chez Deleuze les lignes de coupure, ce qui sépare durement, de façon binaire (riche/pauvre, jeune/vieux), les lignes de fêlure, ce qui distribue imperceptiblement mais de façon décisive les désirs et équilibres de la vie.

Un autre concept de Deleuze, très souvent cité aujourd’hui, le rhizome — terme emprunté à la botanique, qui désigne une tige rampante souterraine qui porte à la fois des racines et des tiges aériennes —, est une manière de relier les lignes de fuite en un réseau mobile : connexions, hétérogénéité, agencements, combinaisons, multiplicité qui s’opposent au système hiérarchique de l’arborescence.

Quand Deleuze analyse la notion de dispositif telle que l’emploie un autre philosophe Michel Foucault (2), il parle de lignes qui ne sont pas là pour cerner des systèmes qui seraient homogènes, le sujet, le langage, etc., mais pour suivre des directions, tracer des processus : "Chaque ligne est brisée, soumise à des variations de direction, bifurquante et fourchue, soumise à des dérivations."

Pour poursuivre le travail critique de Foucault à l’égard des grands domaines du Pouvoir et du Savoir, il faut donc savoir "démêler les lignes d’un dispositif", en "dresser une carte", "arpenter des terres inconnues", c’est-à-dire encore "s’installer sur les lignes mêmes, qui ne se contentent pas de composer un dispositif, mais qui le traversent et l’entraînent...". Ces lignes (ou ces courbes) permettent de voir et de dire. Voir et dire, "Lumière" et "Langage", les deux formes du savoir fondamentalement distinctes, comme séparées par une faille, écrit encore Deleuze dans son livre consacré à Foucault (3).

À ces lignes s’ajoutent des lignes de force qui sont comme des tangentes qui figurent la "relation d’un point à un autre" des courbes précédentes. Mais Deleuze souligne aussi que Foucault a été conduit à ajouter une autre sorte de lignes, au delà de celles qui font la carte des dispositifs, ce sont des lignes qui permettent précisément de dépasser les lignes de force, de s’en échapper, de "franchir la ligne". C’est une ligne de "subjectivation", un processus de production de subjectivité qui permet d’échapper aux dimensions du savoir et du pouvoir. Cette attitude consiste à contester les idées d’universel, de transcendant, d’éternel, pour leur préférer les processus singuliers et créatifs, la différence, la nouveauté, l’actuel. "Foucault fera même allusion à des critères "esthétiques", compris comme critères de vie, et qui substituent chaque fois une évaluation immanente aux prétentions d’un jugement transcendant."

1. Voir "Le Vocabulaire de Gilles Deleuze", Les Cahiers de Noesis, Nice, 2003, pp. 210-211.
2. Gilles Deleuze, "Qu’est-ce qu’un dispositif ?", Michel Foucault philosophe, Paris, Seuil, 1989, pp. 185-195.
3. Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Minuit, 1986, p. 128. Voir aussi : Gilles Deleuze, Pourparlers, "La vie comme œuvre d’art", Paris, Minuit, 1990, p. 132.


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