"Moments de Jean-Jacques Rousseau" : Textes de Raymond Bellour et Jean-Louis Boissier
  Éditions Gallimard, Paris, 2000 | Future Cinema, ZKM-The MIT Press, 2003


Le CD-Rom "Moments de Jean-Jacques Rousseau" : "À propos de 'Moments'" | Jean-Louis Boissier : "Le moment interactif" | Raymond Bellour : "Livres d'images" | Générique |

L'installation "La Morale sensitive" | Jean-Louis Boissier : La Morale Sensitive (texte en anglais | Jean-Louis Boissier : The Relation-Image |































(1) Le petit livre de Jean Epstein portant ce titre date de 1946. Il a été repris dans ses Écrits sur le cinéma, Cinéma Club/Seghers, 1974.
(2) Umberto Eco, L'Oeuvre ouverte, Seuil, 1965, p. 25.




















(3) Les Confessions, Livre IV, Gallimard, La Pléiade, Oeuvres complètes, t. I, pp. 174-175.
(4) Ébauches des Confessions, o.c., t. 1, p. 174.
(5) Dans La Chambre Claire, Cahiers du cinéma/Gallimard, 1980, p. 110.
(6) Les Confessions, Livre IV, o.c., t. 1, p. 174.









(7)
"Sujets d'estampes, appendice de La Nouvelle Héloïse, o.c., t. II, pp. 761 et suiv.














































(8) On s'aperçoit qu'on peut en fait pratiquer un faux arrêt sur image en bougeant brusquement la souris de l'image vers le texte. Mais il ne dure pas, et c'est ainsi une mini-faille dans la logique du programme, qui aurait pu faire le choix d'un véritable arrêt et a préféré s'en garder.















(9) Ce "moment" correspond à la huitième estampe de La Nouvelle Héloïse, "Les monuments des anciennes amours".



Raymond Bellour : "Livres d'images"

"À quoi sert un livre sans image ?" Lewis Carroll


Vous ouvrez l'ordinateur, vous cliquez sur l'icône. Le titre apparaît, vous cliquez pour cesser d'y rêver. Il se brise, le mot "moment", perdant sa majuscule et son pluriel, file seul au sommet de l'écran, puis s'entoure de mots formant des phrases, deux blocs égaux de mots, à gauche, à droite, pendant qu'en bas à gauche apparaît une image et que seuls, autour de "moment", trois mots demeurent : "projet", "apprentissage", "mes", ce fut ma première expérience.

Il suffit de glisser sur l'image pour que les blocs de phrases se reforment, de déborder l'image sur sa droite pour qu'elle se découvre et se développe, passant de gauche à droite, et que les mots du haut, du même coup, s'enchaînent par blocs successifs, au gré du battement de la souris, comme on tourne des pages. L'image, elle, une des images possibles appelée au gré des hasards du programme par ce vocable élu, moment, brille de son éclat de nature indécise, et de vitesses de réalité innommables, entre agitations et fixités. Et elle bruit, de sons continus et discrets. Ensuite, c'est à vous.


Voilà près de vingt ans que Jean-Louis Boissier cherche une façon d'animer des mots aussi bien que des images, d'inventer des lecteurs comme des spectateurs. Il essaie ainsi de prendre la mesure —une des mille et une mesures possibles— du changement énigmatique que l'ordinateur introduit dans nos vies, dans nos usages de culture et de création. Boissier a pour ce faire développé deux stratégies, qui s'opposent en se complétant, comme l'avers et le revers d'une même pensée: l'installation et le CD-Rom. La première suppose un espace public, déployé selon plusieurs dimensions; le second, un espace privé, qui se réduit pour l'essentiel à l'à-plat d'un écran. Mais tous deux sont habités par un même principe, qui sert obstinément de boussole à Boissier depuis ses premières recherches: une quête d'interactivité, conçue et proposée à partir de l'ordinateur qui en devient par lui-même dépositaire. De sorte que cela revient presque à lui demander une puissance d'imagination équivalente à celle dont Jean Epstein dotait inlassablement le cinéma quand, cinquante ans après son invention, il consacrait et prophétisait à nouveau "l'intelligence d'une machine
(1)".


Voilà déjà longtemps que dans un des livres avant-coureurs du temps, Umberto Eco proposait une distinction entre deux modes ou niveaux de "l'oeuvre ouverte": soit, entre les oeuvres qui, depuis le baroque et le symbolisme, ménagent une ouverture "basée sur une collaboration théorique, mentale, du lecteur qui doit interpréter librement un fait esthétique déjà organisé et doué d'une structure donnée (même si cette structure doit permettre une infinité d'interprétations)", et des oeuvres plus actuelles, qu'il nomme "en mouvement", dont l'ouverture tient à la part vraiment aléatoire d'invention déterminée par la collaboration quasi matérielle entre l'auteur et le lecteur-exécutant
(2).

Eco trouve alors le plus clair de ses exemples dans la création musicale moderne, l'art de la musique favorisant sa perspective, mais aussi dans les arts plastiques (les mobiles de Calder, par exemple, qu'il suffit d'animer d'un souffle). Et c'est dans le projet mallarméen du Livre comme dans le passage qui conduit Joyce d'Ulysse à Finnegans Wake qu'il reconnaît, pour la création littéraire, la force transitive dérivant d'un mode à l'autre de l'oeuvre ouverte, d'une ouverture de principe à sa puissance obligée. Enfin, s'arrêtant sur le cinéma et la télévision, Eco voit dans les films d'Antonioni, en écho aux incertitudes du roman contemporain, un modèle d'œuvre ouverte; il peut les associer aux possibilités inédites que fait naître à la télévision la prise de vues en direct, qui se présente comme une matrice, sans cesse verrouillée, d'ouverture par improvisation. Dans ce livre déjà ancien, Eco n'envisage pas le cas d'une oeuvre en mouvement tenant son invention de la virtualité d'une oeuvre ouverte, et surtout se fondant sur le transfert d'un art et d'un régime d'expression à un autre. Sans doute y fallait-il la montée en puissance de l'ordinateur, dont il est devenu l'adepte que l'on sait.

Il faut d'abord saisir comment, très tôt dans son travail, mais peut-être touchant ainsi son origine obscure, Boissier s'est tourné vers Rousseau, multipliant installations et CD-Rom, jusqu'à cet accomplissement et point tournant, Moments de Jean-Jacques Rousseau. Il s'en est expliqué ici et là, pointant les signes par lesquels Rousseau se commente. La nouveauté de son projet, confession devenant portrait, autoportrait, puis dérivant en rêverie, est pour lui si extrême qu'il en appelle à son lecteur comme comptable du tout qu'il lui livre, dans lequel celui-ci serait seul capable d'effectuer un choix, au regard d'une hypothétique vérité de soi.

"C'est à lui d'assembler ces élémens et de déterminer l'être qu'ils composent ; le résultat doit être son ouvrage [...]. Ce n'est pas à moi de juger de l'importance des faits, je les dois tous dire, et lui laisser le soin de choisir.
(3)" Cette virtualité, où on peut lire un appel d'interactivité, suppose une imitation du lecteur ("que chaque lecteur m'imite (4)"). Celui-ci se trouve ainsi mis en demeure de juger de lui-même comme Rousseau le fait, selon une gageure qui fonde sur l'affect individuel la référence de l'espèce humaine —ce que Barthes finira par nommer, à travers la photographie, "la science impossible de l'être unique (5)". Il est ensuite avéré qu'une telle entreprise est de part en part pétrie de visualité. Rousseau insiste à loisir sur le fait que toutes ses idées "sont en images (6)", et que pour tracer son portrait, il va "travailler pour ainsi dire dans la chambre obscure", selon une sorte de projection d'après nature dont il esquisse le modèle ("il n'y faut point d'autre art que de suivre exactement les traits que je vois marqués").

D'où la proposition dont on peut, à plus de deux siècles d'écart, vouloir capter la leçon aberrante: "C'est ici de mon portrait qu'il s'agit et non pas d'un livre." Enfin, ce livre piqueté d'images sera par là composé de moments. Boissier a cerné dans le texte de Rousseau ce mot qui traduit le rapport entre l'impression autrefois vécue et son exécution présente, et au gré duquel se fixe en tableaux mobiles la fugacité d'un double temps. Le moment devient ainsi par excellence une image vacillante, à jamais dilatée et comme déjà toujours arrêtée.


Rousseau s'est penché une fois concrètement sur cette mise en relation des mots et des images. Ce fut à propos des estampes conçues pour La Nouvelle Héloïse, dont il a désiré l'exécution. Dans les recommandations adressées à l'artiste, on le voit étendre sa conception de "l'unité du moment" de part et d'autre de l'image supposée pourtant l'exprimer. Une fois, pour la huitième estampe, "Les monumens des anciennes amours", où Saint-Preux retrouve Julie dix ans après "Le premier baiser de l'amour", Rousseau transcrit longuement le passage où le paysage se trouve décrit dans le roman, pour que l'illustrateur s'en inspire. Dans chacune de ces douze images, une par une élues, par leur choix même comme par les pressantes suggestions que Rousseau élabore, on sent bien la pression d'un désir matériel de représentation, d'autant plus prégnant que la posture de la lettre favorise moins dans Julie que dans un roman ordinaire la peinture des lieux, des visages et des expressions
(7).


Cette passion d'image écrite, ce souci d'image réelle dont Les Confessions portent l'empreinte, appellent ainsi une lecture orientée par la conception d'un inventaire réalisé de moments. Moments qu'un lecteur d'un genre nouveau deviendrait susceptible, pour une part, de produire, sous l'effet d'une animation interactive induite par l'effet sensible et moral que Rousseau entend susciter chez le lecteur virtuel qu'il s'imagine.


Juin 1728. Rousseau est à Turin. Il a seize ans et s'occupe de façon informelle chez Mme Basile. Le mari est absent, mais la maîtresse de maison est bien gardée, autant par elle-même que par l'inexpérience d'un jeune homme qui fait pourtant tout pour transmettre son emportement amoureux à une femme qui n'y est pas insensible. Un jour, la scène arrive, décrite aux pages 75-76 des Confessions où chacun peut la lire, puisque le texte entier de l'édition de la Pléiade figure dans le CD-Rom. Ce serait trop d'en donner le détail: disons que Rousseau, entré dans la chambre de la jeune femme, et croyant voir sans être vu, se livre à un "transport" passionné; que celle-ci, l'apercevant grâce à un miroir, lui permet, d'un geste retenu, mais sans le regarder, de se jeter à ses pieds, l'arrivée de la femme de chambre dénouant la situation; qu'une main prise, embrassée, et répondant au baiser, reste garante de ce "si doux moment" sans suite, démesurément exalté par le souvenir. Ce n'est pas l'évocation de la scène elle-même, mais son commentaire que Boissier a retenu, pour figurer en rouge dans le texte des Confessions et venir occuper, pour peu qu'on clique, la place du "moment".


"C'est peut-être pour cela même que l'image de cette aimable femme est restée empreinte au fond de mon coeur en traits si charmants. Elle s'y est même embellie à mesure que j'ai mieux connu le monde et les femmes. Pour peu qu'elle ait eu d'expérience, elle s'y fut prise autrement pour animer un petit garçon: mais son cœur étoit faible il étoit honnête; elle cédoit involontairement au penchant qui l'entraînoit; c'étoit selon toute apparence sa première infidélité, et j'aurois peut-être eu plus à faire à vaincre sa honte que la mienne. Sans en être venu là j'ai goûté près d'elle des douceurs inexprimables. Rien de tout ce que m'a fait sentir la possession des femmes ne vaut les deux minutes que j'ai passées à ses pieds sans même oser toucher à sa robe."


En revanche, l'image accompagnant les six demi-écrans que découpe ce texte se présente comme une refiguration de la scène elle-même. L'écran de droite où apparaît la jeune femme (cet emplacement de l'écran varie au gré de la position du curseur et donc de la main qui tient la souris) la montre assise sur un canapé rouge en train de repriser l'ourlet de sa robe imprimée de fleurs roses. Elle est, les yeux baissés, cadrée en plan moyen; son image se réfléchit dans un miroir dessinant une forme oblique dans le cadre. Elle porte la main à ses cheveux, d'un geste compulsif, et si le curseur part à gauche, elle se recule sur le divan, l'image déjà glissant vers la gauche et cadrant maintenant Mme Basile à la taille ; s'avançant sur son siège, elle jette un coup d'oeil hors-cadre au miroir et reprend sa couture, interminablement. C'est alors qu'on choisit ou de quitter l'image pour passer à une autre, ou de lire le texte entier de ce moment en pratiquant un mouvement de va et vient d'un bord à l'autre de l'image, qu'on voit alors bien peu; ou qu'au contraire, le texte circulant sans qu'on puisse y prêter une attention réelle, on s'attache pour elle-même à l'image. On peut toujours le faire plus ou moins: par exemple d'un simple mouvement d'oscillation mesuré avec la souris, on peut répéter à l'infini ou le geste qui porte la jeune femme d'avant en arrière sur le canapé ou le regard qu'elle jette à la glace. Si on laisse filer, l'image du début revient, semblable.

C'est là que j'apprends que l'attente fait partie du programme, qu'un abandon à ce qu'on voit en change la nature, une certaine rêverie du lecteur devenant condition de l'événement. Si on reste un tant soit peu de temps sur l'écran de gauche après le coup d'œil jeté au miroir par Mme Basile, on verra dans celui de droite, avant qu'elle ne recule sur le canapé, son regard se tourner soudain vers nous, se suspendre un instant et nous adresser un mot indéchiffrable, équivalent du geste par lequel, dans le récit, elle attire Rousseau. Regard qu'on peut rejouer à loisir, sans fin, sans possibilité de l'immobiliser
(8), comme agit une compulsion de souvenir dans l'image mentale.


Un lecteur avisé a aussi remarqué qu'entre les deux passages de gauche à droite, la lumière a changé dans l'écran au miroir, beaucoup plus vive dans le plan où Mme Basile lève les yeux. Cela suppose donc deux prises différentes, combinées par le programme de façon à suggérer un événement du réel et un écoulement du temps. Mais ce temps est un temps purement circulaire puisqu'on peut commencer, presque au hasard, par l'une ou l'autre extrémité de la boucle. Et même un spectateur innocent comprend que tout ici est ordonné de façon à produire, par un va-et-vient, des boucles de temps. Leur éclatement seul, par le saut de moment en moment, finit par garantir un effet de volume analogue à celui d'une lecture, si on la croit active plus par ses noyaux et son étoilement que selon son ordre avéré.


Il est clair que, maniant la souris et regardant l'image en la transformant, au nom de ce texte confessionnel, je suis appelé à être Rousseau autant que son lecteur et son juge, comme il le souhaitait.


Cette assignation du point de vue se trouve accentuée, grâce à la fiction, à travers un moment prélevé, par le biais d'une note, dans La Nouvelle Héloïse: on y voit Rousseau-Saint-Preux s'avancer, de sorte à presque prendre notre regard en otage, vers un télescope monté sur pied face au paysage, et y plonger son oeil, relayé par un zoom s'avançant sur le lac.

Mais la fiction, ainsi confortée par l'aller-retour naturel entre la confession et le roman, peut aussi s'abandonner plus entièrement à elle-même. Elle forme ainsi d'autant mieux le pendant des moments les plus documentaires de l'entreprise, les "monuments" dédiés à la mémoire de Rousseau, sobrement servis, pour l'essentiel, par un didactique mouvement avant-arrière sur l'objet sélectionné, pratiqué à partir d'un seul cadre stable. Alors qu'à travers les "suppléments", grâce à la formule paradoxale de leur cadre-écran voyageant incessamment, la fiction peut aller jusqu'à produire de véritables illusions de séquences et de plans. La découverte pressante des éléments et mouvements du corps en est le fondement.

Cela éclate dans un autre des six moments choisis de La Nouvelle Héloïse
(9), appelé dans Les Rêveries. Là encore, il faut savoir attendre, pour que le travail croisé des deux trajets conjugués et mis en boucle fasse son plein effet. Six "plans" de Julie et de Saint-Preux —elle dans le cadre de droite, lui dans celui de gauche— permettent ainsi de découvrir d'abord leur corps partiels sur un fond de rochers —elle, poitrine frémissante dans sa robe gris pâle, lui bras tendu vers elle ; puis, quand Julie se baisse dans le cadre, le regard qu'elle porte hors-champ à son amant, s'adressant aussi, au passage, au regard du lecteur, vous, moi, qui manipulons son image; enfin, quand elle se redresse, retrouvant sa position de départ, son bras franchit la barre de ce cadre unique et double, découvrant la figure à mi-corps de Saint-Preux frémissant. Telle est la mise en scène qui s'exerce dans le cadre de cette création paradoxale.


De tout cela découle une suite incertaine d'énigmes et de questions. Il est sans doute trop tôt encore pour savoir vraiment ce qu'elles engagent. Mais on pressent, c'est tout l'enjeu, les vertiges qui s'ouvrent, logique, esthétique, historique, identitaire.




















(10) Roland Barthes par Roland Barthes, Seuil, 1975, pp. 168-169

1. Manipulation, interactivité


L'interactivité est ici littérale. Un peu comme dans Immemory, le chef d'œuvre de Chris Marker, mais avec une innovation informatique autrement plus déliée, Boissier a ménagé au mieux, dans l'approche d'ensemble comme dans la gestion de tel ou tel moment, la part indispensable et toujours surprenante de parcours obligé, et celle qui revient au nouveau lecteur ou spectateur désiré.

Jeté au beau milieu du livre et des "moments" qui en captent l'essence présumée, c'est à moi qu'appartient de régler ma circulation et de prendre le risque des surprises qui m'attendent. Je peux même, si l'envie m'en prenait, lire Les Confessions et Les Rêveries en leur entier, dans le texte établi pour la Pléiade, et selon sa pagination, amputé seulement de tous les appels de notes renvoyant à l'immense appareil critique remplacé ici par quelques notes modestes permettant d'inclure dans le parcours La Nouvelle Héloïse, mais aussi l'Émile et Le Contrat social, et jusqu'au
Discours sur l'origine des langues.

Je peux suivre ainsi, au fil du texte, les plages rouges des "moments", comme je peux les enchaîner selon leur position dans la "chronologie" de Rousseau. Je peux surtout, et les imprévus de la manipulation y entraînent, dériver de moment en moment, au gré des mots-clefs jaillissant du texte, appels ouvrant chacun un réseau plus ou moins vaste de possibles (on compte 84 mots-clefs, multipliés par leurs occurrences variables). Parmi eux frappent les "shifters", pronoms personnels et possessifs, et ce "shifter par excellence", le pronom "je"
(10), ici garant de la confession-rêverie. Il revient en mémoire que, dans l'usage des shifters associés à des prénoms, soit pour Rousseau les noms des femmes désirées, Barthes entrevoyait la langue utopique d'une collectivité librement réglée par "la fluidité amoureuse".

Le charme déroutant des manipulations interactives tient à leur détail, aux franchissements de la barre surtout, puisqu'en passant d'un écran à l'autre, on change de plan sans changer de plan. Mlle de Breil est curieusement penchée dans le cadre, les yeux baissés, sur un fond de balcon et de branchages, et je découvre dans l'écran de droite la table devant laquelle elle est assise. Mais ce n'est qu'au second passage qu'elle me jette un œil et un demi-sourire, et qu'à droite de l'eau est versée dans son verre et l'éclabousse.

Mme Dupin me regarde d'un sourire automatique, animée d'un mouvement étrange, une main est posée sur son épaule. Si je vais à droite, elle se tourne et suit du regard un adolescent en rollers qui s'éloigne d'un mouvement exagéré et revient; si vite qu’aille ma manœuvre, je peux seulement le retrouver à gauche trop brusquement, en plan rapproché, me fixant des yeux; et il ne repart, mais cette fois pour passer hors-scène, par la gauche, que si je glisse à nouveau vers la droite, découvrant Mme Dupin en retrait, puis le même espace vide où s'engouffrait l'adolescent, qui semble un des masques, une des personae du jeune Rousseau. Et ainsi de suite en boucle, selon un principe d'éternité qu'il m'appartient seul et à tout instant de briser, pour ailleurs mieux recommencer.

Partout, ainsi, les interactions surprennent, plus ou moins, avec le sentiment très fort que c'est la main alliée à l'oeil qui les produit, quel que soit le savoir du programme. Devant la chambre de Rousseau à l'île Saint-Pierre, il suffit d'attendre un peu pour qu'avant le départ du mouvement arrière commandé par le déplacement du curseur, la porte moirée où se trouve inscrit le nom de l'écrivain s'anime d'un léger mouvement troublant par lequel, on le comprend ensuite, elle s'est refermée.


J'entre ainsi dans un temps circulaire et fragmenté, au rythme de mon corps épousant un programme qu'il me semble inventer, comme à l'intérieur d'un livre dont les pages d'images se creuseraient pour me précipiter dans un temps inconnu. Un temps d'intermittences qui voudrait approcher, par des moyens calculés, des états intermédiaires entre lecture et projection, en incorporant des composantes de la vie mentale propre à chacune de ces deux situations.








(11) "L'hyper-estampe comme tentative", Nouvelles de l'estampe, janvier 2000. Les citations qui suivent viennent de ce texte.




























































(12) Dans un entretien pour Canal + (mars 2000) il parle de "Rousseau actualisé dans des modèles et des paysages."




(13) Ces citations des Notes sur le cinématographe (Gallimard, "Folio", 1995) se trouvent respectivement pp. 112, 110, 87, 60, 100, 93, 70.























































(14)
Cette installation a été montrée au Fresnoy, Studio national des arts contemporains, Tourcoing, 1998, et au Centre pour l'image contemporaine, Saint-Gervais, Genève, 1999.








(15)
Paul Valéry, "Un coup de dés", dans Variété II, Gallimard, 1959, p. 53.








(16) "Rousseau", dans Le Livre à venir, Gallimard, 1959, p. 53.

(17) "Le dernier des écrivains heureux", dans Essais critiques, Seuil, p. 94.
(18) Roland Barthes par Roland Barthes, op.cit., p. 164.
(19) C'est la thèse de Jacques Leenhart dans son bel essai, "La photographie, miroir des sciences humaines", Roland Barthes, Communications, n° 36, 1982. Il y rappelle que la pitié est posée dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes comme fondement de la "science du sujet singulier" (pp. 115-116).
(20) "D'eux à nous", Le Monde, 7 avril 1978, repris dans Oeuvres complètes, t. III, Seuil, 1995, pp. 822-823.
(21) "Le troisième sens. Notes de recherche sur quelques photogrammes de S. M. Eisenstein", Cahiers du cinéma, n° 22, juillet 1970 (repris dans L'Obvie et l'Obtus, Seuil, 1982).


2. L'entre-mouvement


On commence seulement à comprendre que le cinéma n'aura été qu'une solution parmi d'autres au problème posé par l'invention de l'image animée. Si "le "logiciel" cinématographique, dit Boissier, peut tenir dans la formule "24 images chronologiques par seconde (11)", on sait à quel point l'invention du cinéma moderne s'est focalisée, de Rossellini à Godard, de Marker à Antonioni, de Truffaut à Bergman, sans parler d'innombrables cinéastes expérimentaux, autour de l'image arrêtée et de ses avatars, à l'intérieur même de la situation de projection réglée par son dispositif.

On sait aussi que, doublé par les "nouvelles images", de la vidéo à l'infographie, le cinéma tend aujourd’hui d'autant plus à faire retour sur ses origines et son archéologie, pour éprouver sa singularité à l'intérieur d'une histoire plus vaste que la sienne, au fil de laquelle des images ont été assemblées et montrées selon des "logiciels" moins fixés et historiquement moins fortunés. Par exemple, la chronophotographie de Marey, dont Boissier se réclame, notant qu'elle est à la fois "une estampe photographique et une potentialité d'image en mouvement". Ce retour en avant tient aussi à des considérations tactiques sur les limites de mémoire et de rapidité des machines, qui favorisent des séquences "pauvres", limitées en nombre d'images et récursives. Mais l'essentiel semble plutôt un changement de stratégie, dès lors qu'avec l'ordinateur toutes les fonctions obligées, d'ordre et de cadence, se trouvent devenir variables: "L'ordonnancement des images, la vitesse de leur affichage sont modulables, non seulement dans ce qui peut continuer à relever d'une saisie sur le réel, mais dans la ressaisie qu'opère une lecture interactive."


Si bien qu'au fil de ces "moments", c'est éprouver la puissance paradoxale d'un entre-mouvement qui devient l'expérience décisive. De la prise de vue réelle, effectuée sur les lieux mêmes, dans des lieux fictifs analogues ou en studio, le programme ne conserve en moyenne qu'un photogramme sur dix, souvent moins, quelquefois presque tout en des instants privilégiés. C'est dire qu'il module, musicalement, une image à mobilité variable, qui tient son étrangeté et sa force —on pensera aussi bien: sa naïveté— de la série des écarts qu'elle entretient continuellement avec la norme convenue de la reproduction du mouvement, et ainsi avec elle-même.



Les modèles


Le destin de cette image tient avant tout à celle des corps qu'elle sert, des figures qu'elle met en jeu, des acteurs qu'elle met en scène. C'est bien sûr là qu'on l'attend, avec un mélange d'excitation et de scepticisme, et un sentiment de possible indignation. Déjà, dans Flora Petrinsularis, installation et CD antérieurs, Boissier avait approché cette passion du moment en concevant des "estampes interactives", avec des actrices surtout, filmées en temps réel et réanimées selon le principe d'une économie chronophotographique métamorphosée par l'ordinateur. Mais deux traits accusaient alors le caractère d'estampe. Les actrices étaient habillées en costumes d'époque, entourées d'objets culturellement datés. Ensuite, du filmage en temps réel, n'étaient conservées que très peu d'images, une sur cinquante ou cent, assemblées dans de courtes séquences en boucle conçues à partir d'un fragment de texte et d'un objet fétiche provoquant un geste et interprétés par trois "plans" —le tout se déroulant sur deux écrans où ces "plans" se redoublaient à l'identique et se succédaient, au gré des mouvements de la souris ou d'un trackball.

Si bien que l'artifice était grand, par rapport à toute référence au mouvement réel, ou au moins au mouvement tel que le cinéma le restitue. Il s'opérait dans chaque plan une sorte de cristallisation étrange, à la limite des refigurations de la peinture, auxquelles leur animation, à la fois brusque et suspendue, conférait un caractère expressionniste. Les corps vivants, individués, avec leur imprescriptible "grain de réel", montraient aussi un automatisme de marionnettes. Là gisait le trouble, mesuré à cette abstraction. Alors que dans Moments on demande beaucoup plus à la "vie", à la croyance dans l'identité des corps, aux puissances sourdes de l'identification.


D'autant que Boissier a opté ici pour une vision vraiment contemporaine. Ce sont des corps d'aujourd'hui, pour la plupart très jeunes, par instants presque "mode", qui ont été choisis pour jouer les personnages des Confessions ou de La Nouvelle Héloïse. Et la distribution n'a pas craint de vrais décalages. C'est ainsi une jeune Japonaise qui a été choisie pour incarner Mme d'Houdetot, l'amour le plus vif de Rousseau, entrée en tiers dans la création de Julie. C'est elle que je vois, le 28 juin 1998, puisque les dates de tournage sont portées en regard des dates d'époque, dans un parc bruissant de cris d'oiseaux, avec ses longs cheveux bruns déployés, sa chemise violette, me regardant, asxphyxiée de larmes, se tournant, quand je déplace la souris sur la droite, pour saisir d'un geste mécanique une petite branche, le son d'une cloche éclatant au loin pendant que le plan se fixe sur le sous-bois mais résonne encore en off de la respiration haletante et des pleurs contenus.

Le mouvement même des feuilles que j'observe n'est pas un "vrai" mouvement, comme l'image-cinéma me le restituerait; mais pourtant ces feuilles bougent, sans doute pas exactement comme aux yeux de Méliès lors de la projection du Goûter de bébé (encore qu'aujourd'hui, sur les vieilles copies...), mais déjà plus comme les corps d'hommes et d'animaux dans les "films" de Marey.


Comment nommer ces acteurs fragmentaires d'un scénario qui s'accomplit seulement dans les textes que leurs images accompagnent, ces acteurs dont les gestes, les regards ont toujours quelque chose de plus ou moins intermittent et de dénaturé, et qui pourtant me sollicitent, de corps à corps, comme de vraies personnes d'illusion? Ce sont des modèles. Boissier se réclame du mot
(12), qui vient droit de Bresson. On est frappé, relisant les Notes sur le cinématographe, de voir combien les propositions de Bresson consonnent parfois avec une entreprise qui semble si étrangère à son art, pourvu qu'à la machine enregistreuse de la caméra on ajoute l'ordinateur qui en transforme les données, décuplant le travail d'artifice que le cinématographe se donne comme règle pour atteindre la pensée de la vie par une automatisation des corps.

"Modèle. Beau de tous ces mouvements qu'il ne fait pas, qu'il pourrait faire." "Modèle. Devenu automatique, protégé contre toute pensée." "Modèles. Mécanisés extérieurement, vierges intérieurement." "Modèle. Retiré en lui-même. Du peu qu'il laisse échapper, ne prends que ce qui te convient." Et ceci, qui selon l'énigme des termes, semble viser un au-delà des apparences: "Films de cinématographe. Émotionnels, non représentatifs." En un sens, Boissier ne fait que pousser à son extrême conséquence l'exigence de "fragmentation" postulée par Bresson contre la représentation, quand celui-ci demande de "voir les êtres et les choses dans leurs parties séparables". Et souvent, devant ces êtres étrangement fixes et agités dont il produit pour une part le mouvement dénaturé, le lecteur-spectateur se dit à quel point il a le sentiment de "retrouver l'automatisme de la vie réelle
(13)".

S'il faut vraiment nommer ces êtres et ces corps dont la plus vive preuve d'existence est la trace qu'ils laissent, l'empreinte si particulière dont ils frappent et orientent la mémoire, on dira que ce sont des modèles de modèles, les modèles d'un autre cinéma dont on ignore encore presque tout, tellement l'idée même de "cinéma interactif ", oscillant entre la lecture en chambre et la visite de chambres de vision dans les musées, est étrangère au dispositif de projection du cinéma. Si ce n'est que la dissection du cinéma, précipitée par la télévision et le magnétoscope, trouve aujourd'hui une fin naturelle dans l'ordinateur. C'est la même machine qui permet de concevoir les modèles d'un autre cinéma, et de transformer en quasi-modèles les figures vivantes de l'art du cinéma, soumis à une capacité d'intervention sur le défilement de ses images, pour laquelle il n'avait pas été conçu.



Le son, l'image


L'autre cinéma tel que Moments le livre touche une limite qu'il se donne par un divorce entre le dialogue et le son. Pour accompagner une image soignée, d'une grande vitalité analogique à travers ses dénaturations du mouvement, Boissier a fait le choix de sons riches et présents, s'arrêtant au bord d'un dialogue qui n'arrive presque jamais. Mme Basile, on l'a vu, lance une exclamation improbable qui meurt dans son geste; Mlle de Breil pousse un cri quand l'eau déborde du verre et la mouille. On entend la toux du jeune homme à qui Mlle Serre tend un autre verre. Et le bruit des rollers de l'adolescent qui entoure Mme Dupin. Mais pas un mot de plus. Quatre fois, cependant, la mise en scène a risqué des mots, presque des phrases, trois fois en voix off ou en italien, et une fois amorcé sur les lèvres de Mme d'Épinay les mots fameux par lesquels elle accueille Rousseau à l'Ermitage. C'est pointer où se situe la frontière d'une tentation inéluctable. En revanche, les bruits attachés aux objets sont toujours très présents: eau versée dans un verre; glaçons qui s'entrechoquent dans l'autre. Les ambiances, de ville et de nature, sont accentuées. Et le bruit qui émane des corps, souffles, respirations, halètements, est très prégnant. Seul le dialogue se suspend.


On imagine deux raisons. La première tient au projet lui-même, à son sujet. Le texte de Rousseau est supposé parler tellement de lui-même qu'il serait vain, peut-être sacrilège, d'y ajouter et par là d'y retrancher quelque chose. Les allers-retours entre le texte et l'image, la voix narrative adressée en première personne au lecteur et répercutée à travers maints signes, des regards surtout, dans nombre de moments, sont des priorités qui auraient souffert de voix trop réelles, impuissantes à forger le lien entre le XVIIIe siècle et le XXIe.

Les rares mots risqués appartiennent donc au récit. Mais une raison plus profonde tient au traitement des corps, qu'on voit mal accueillir de vraies phrases alors que leurs images sont faussées. Et on ne fausse pas le son. Le cinéma a aussi rencontré ce problème dans nombre de ses marges et de ses moments, en laissant surtout aux emportements de la fiction comme aux équivoques de la supposée non-fiction la capacité de le résoudre. Mais il semble que l'autre cinéma ne puisse pas éviter de lui donner un jour un tour nouveau.



L'image, le texte


Il faut enfin dire à quel point la manipulation rend sensible l'interaction vivante du texte et de l'image. Sans parler de l'aller-retour entre les livres constellés de rouge et les moments développés, cette relation se vit sur deux modes. Le premier est le brouillage qui, de l'image au texte du moment, s'étend à proportion du fait que c'est en passant d'un écran d'image à l'autre qu'on feuillette le texte. Ils bougent ainsi ensemble, et ce double mouvement difficile à contrôler crée entre eux un lien opaque mais sûr. Le second mode tient à la réalité du texte lui-même, qui passe d'un texte lu à un texte vu, à cause de sa mise en écran et de sa circulation, mais surtout grâce à l'étoilement dont de façon soudaine et souvent, pour le lecteur, involontaire, il est l'objet sitôt que le curseur glisse et le touche. Ainsi éclatent par exemple, au cours de l'échange entre Julie et Saint-Preux dans les rochers, les mots-clefs : "je / coeur / lieux / monde / image"uu, par lesquels le texte vire à la constellation.


Mais c'est au travers de l'installation que le texte, projeté, prend vraiment la figure d'une image. Boissier l'a réalisé avec la Deuxième Promenade, conçue à partir de moments nés des Rêveries
(14). Là, le visiteur voit d'abord, sur un mur, des phrases aux proportions immenses. Puis, s'il entre dans la chambre, s'assied sur la chaise qui l'attend, s'attache aux images diffusées sur la table et que sa main même, cette fois, directement, gouverne, il aperçoit par la fenêtre, en contrepoint de cette image que son corps lui semble lire, et ainsi au gré d'une sorte d'inversion fantastique, le texte projeté sur le mur, image, ciel de mots.


Voir le texte, en faire une image, voilà ce que Mallarmé prophétisait au titre du Livre, ce dont Un coup de dés a donné l'exemple et communiqué l'idée. Par une coïncidence qui n'est pas de hasard, voilà aussi comment, à peine quelques mois après avoir déployé son poème dans l'espace de la revue Cosmopolis, Mallarmé répondait à une enquête sur le livre illustré, avec ce charme unique des paradoxes concentrés dont il eut l'art comme personne: "Je suis pour —aucune illustration, tout ce qu'évoque un livre devant se passer dans l'esprit du lecteur: mais, si vous remplacez la photographie, que n'allez-vous droit au cinématographe, dont le déroulement remplacera, images et texte, maint volume, avantageusement."


Ainsi, pour sauver l'idéalité du livre, sa pure valeur d'imagination, Mallarmé entrevoit un double à la formule écartée du livre illustré, dans la technique, à peine un art, le cinéma qui vient de s'inventer. Par là, Mallarmé soustrait apparemment l'art d'écrire à la pression d'images qui n'a cessé de se développer au fil du siècle, tant grâce à l'invasion des techniques et des dispositifs qu'à l'intérieur des livres mêmes. Mais il l'accueille à sa façon, traitant, le premier, par ce qu'il nomme à Valéry "un acte de démence
(15)", la page comme image.

Ce clivage et ce saut engagent à long terme deux mouvements opposés. D'un côté, le geste de Mallarmé s'incorpore en dépit de lui-même dans la grande aventure avant-gardiste de livres illustrés dont l'Art nouveau lance la mode, ou dans les futurismes et le surréalisme, qui vivront avec une intensité nouvelle les allers-retours entre texte et image. Mais à l'inverse, dans la vision de Blanchot, lecteur de Mallarmé par excellence, ce geste connaîtra un épurement extrême. Accordant à l'image un privilège absolu dans sa conception de l'espace littéraire, Blanchot en capte l'énergie fascinante au profit exclusif du livre comme pure écriture; son œuvre est ainsi le lieu du constant retournement de l'image dans les mots grâce auxquels elle s'efface.

Aussi est-on frappé que, relevant les effets discordants longtemps produits par Rousseau chez tant de ses lecteurs, Blanchot souligne ce qu'il y aurait chez celui-ci de "mystérieusement faussé", et en conclut: "J'ai toujours soupçonné ce vice profond et insaisissable d'être celui auquel nous devons la littérature
(16)." Avec Rousseau naît ainsi quelque chose qui auparavant n'avait pas de nom, et que ne désignait pas le mot "littérature": cette force terriblement mélancolique qui faisait dire à Barthes que Voltaire était "le dernier des écrivains heureux (17)". Il sera donc d'autant plus saisissant de voir Rousseau devenu aujourd'hui le héros médiateur d'un cinéma interactif au travers duquel se cherche à nouveau une pensée du livre comme livre d'images. Comme si, en Rousseau, tout avait été ouvert, conflictuellement, d'emblée et à jamais.


D'un tel tournoiement irrésolu peut-être trouve-t-on chez Barthes la ligne de fuite, le réseau utopique. Il disait, suivant Mallarmé: "J'ai une maladie: je vois le langage
(18)." Au seuil de l'autoportrait fragmenté où il notait cela, Barthes avait placé des images personnelles, maintenues en marge, sciemment coupées de l'écriture, d'autant plus souveraines. Dans La Chambre claire, des photos qui le touchaient par leur "punctum", leur vertu propre d'affect, tournaient autour de l'image invisible et suprême de sa mère morte-vivante. Il y répétait qu'il avait pris parti pour la Photographie contre le Cinéma.

Mais il soulignait ce moment qui l'avait ému aux larmes, dans le Casanova de Fellini, quand le héros danse avec la jeune automate, lui faisant ressentir un lien intime entre le Photographie et la Folie, et avec la Pitié, retrouvant Nietzsche et, sans alors le dire, Rousseau
(19).

Peu avant, Barthes avait écrit un de ces articles cursifs dont il avait le secret, sur Voltaire et Rousseau, à nouveau
(20). Il y citait la Deuxième Promenade, et insistait sur l'idée de moment, dans lequel l'ego se dissout: "C'est le moment qui est subjectif, individuel, ce n'est pas le sujet, l'individu: thème encore si obscur (tout un avenir devant lui) qu'on le voit travaillé, aujourd'hui, courageusement, par Deleuze." Il soulignait encore que la notation de Rousseau —depuis devenue un des "moments" de Boissier, quand celui-ci ignorait tout de ces remarques —relevait d'"une sorte de sur-avant garde", faisant "entendre la musique de quelque chose que nous ne connaissons pas encore". Barthes reprenait là, de façon étonnamment proche, une idée paradoxale qu'il avait tenté de cerner huit ans plus tôt à travers l'image soustraite au film arrêté: le photogramme. Il y découvrait, au-delà de la signification, un "sens obtus", de nature affective, "troisième sens", annonçant le futur "punctum". Il visait par là aussi "le filmique (21)". Il écrivait que "le filmique, très paradoxalement, ne peut être saisi dans le film 'en situation', 'en mouvement'" . Mais "le filmique d'avenir", irréductible à la photographie comme à la peinture auxquelles manque "l'horizon diégétique", supposait cependant un mouvement singulier: plutôt qu'animation, flux et copie, "l'armature d'un déploiement permutatif". À travers le photogramme et au-delà de lui, Barthes désignait ainsi, de façon quasi impossible, un entre-deux de l'immobile et du mouvement, supposant une mutation de la lecture dans l'art des images, en écho au "plaisir du texte" dont il commençait à entrevoir le caractère de permutation généralisée.


À ces pulsions variables, obstinées, emboîtées l'une dans l'autre et devenues de plus en plus indémêlables dans l'art d'aujourd'hui, Moments de Jean-Jacques Rousseau vient faire écho. Continuant l'échange de discours amoureux mené depuis deux siècles entre La Nouvelle Héloïse et Werther, cet objet de dialogue sans équivalent figure une des traces visibles d'une utopie recevant de nouvelles machines un début de réalité.