ROUSSEAU JUGE DE JEAN JACQUES
COPIE
DU BILLET CIRCULAIRE
DONT IL EST PARLÉ DANS L'ECRIT
PRÉCÉDENT.
A tout François aimant encor la
justice et la vérité.
FRANCOIS ! Nation jadis aimable et douce, qu'ètes-
vous devenus ? Que vous étes changés pour un
étranger infortuné, seul, à votre
merci, sans appui, sans defenseur, mais qui n'en auroit pas
besoin chez un peuple juste ; pour un homme sans fard et
sans fiel, ennemi de l'injustice, mais patient à
l'endurer, qui jamais n'a fait, ni voulu, ni rendu de mal
à personne, et qui depuis quinze ans plongé,
trainé par vous dans la fange de l'opprobre et de la
diffamation, se voit, se sent charger à l'envi
d'indignités inouies jusqu'ici parmi les humains,
sans avoir pu jamais en apprendre au moins la cause ! C'est
donc là votre franchise, votre douceur, votre
hospitalité ? Quittez ce vieux nom de Francs; il doit
trop vous faire rougir. Le persecuteur de Job auroit pu
beaucoup apprendre de ceux qui vous guident, dans l'art de
rendre un mortel malheureux. Il vous ont persuadé, je
n'en doute pas, ils vous ont prouvé même, comme
cela est toujours facile en se cachant de l'accusé,
que je méritois ces traitemens indignes, pires cent
fois que la mort. En ce cas, je dois me résigner ;
car je n'attends ni ne veux d'eux ni de vous aucune grace;
mais ce que je veux et qui m'est dû tout au moins,
après une condannation si cruelle et si infamante,
c'est qu'on m'apprenne enfin quels sont mes crimes, et
comment et par qui j'ai été jugé !
Pourquoi faut-il qu'un scandale aussi public soit pour
moi seul un mistére impénétrable ? A
quoi bon tant de machines, de ruses, de trahisons, de
mensonges pour cacher au coupable ses crimes qu'il doit
savoir mieux que personne s'il est vrai qu'il les ait commis
? Que si, pour des raisons qui me passent, persistant
à m'oter un droit * dont on n'a privé jamais
aucun criminel, vous avez résolu d'abruver le reste
de mes tristes jours d'angoisses, de dérision,
d'opprobres, sans vouloir que je sache pourquoi, sans
daigner écouter mes griefs, mes raisons, mes
plaintes, sans me permettre même de parler **,
j'éléverai au Ciel pour toute defense un cÏur
sans fraude et des mains pures de tout mal, lui demandant,
non peuple cruel, qu'il me venge et vous punisse (Ah qu'il
éloigne de vous tout malheur et toute erreur !) mais
qu'il ouvre bientôt à ma vieillesse un meilleur
azyle où vos outrages ne m'atteignent plus.
JJR.
P.S. François, on vous rient dans un délire
qui ne cessera pas de mon vivant. Mais quand je n'y serai
plus, que l'acçés sera passé, et que
votre animosité, cessant d'être attisée,
laissera l'équité naturelle parler à
vos coeurs, vous regarderez mieux, je l'espére,
à tous les faits, dits, écrits que l'on
m'attribue en se cachant de moi très soigneusement,
à tout ce qu'on vous fait croire de mon
caractére, à tout ce qu'on vous fait faire par
bonté pour moi. Vous serez alors bien surpris ! et,
moins contens de vous que vous ne l'êtes, vous
trouverez, j'ose vous le prédire la lecture de ce
billet plus interessante qu'elle ne peut vous paroitre
aujourdui. Quand enfin ces Messieurs, couronnant toutes
leurs bontés, auront publié la vie de
l'infortuné qu'ils auront fait mourir de douleur,
cette vie impartiale et fidelle qu'ils préparent
depuis longtems avec tant de secret et de soin, avant que
d'ajouter foi à leur dire et à leurs preuves,
vous rechercherez, je m'assure, la source de tant de
zéle, le motif de tant de peine, la conduite surtout
qu'ils eurent envers moi de mon vivant. Ces recherches bien
faites, je consens, je le déclare, puisque vous
voulez me juger sans m'entendre, que vous jugiez entre eux
et moi sur leur propre production.
* Quel homme de bon sens croira jamais qu'une aussi
criante violation de la loi naturelle et du droit des gens
puisse avoir pour principe une vertu ? S'il est permis de
dépouiller un mortel de son état d'homme, ce
ne peut être qu'après l'avoir jugé, mais
non pas pour le juger. Je vois beaucoup d'ardens executeurs,
mais je n'ai point apperçu de juge. Si tels sont les
preceptes d'équité de la philosophie moderne,
malheur sous ses auspices au foible innocent et simple ;
honneur et gloire aux intrigans cruels et rusés.
** De bonnes
raisons doivent toujours être écoutées
sur tout de la part d'un accusé qui se deffend ou
d'un opprimé qui se plaint ; et si je n'ai rien de
solide à dire, que ne me laisse-t-on parler en
liberté ! C'est le plus sur moyen de décrier
tout à fait ma cause et de justifier pleinement mes
accusateurs. Mais tant qu'on m'empêchera de parler ou
qu'on refusera de m'entendre, qui pourra jamais sans
témérité prononcer que je n'avois rien
à dire ?