« Son enjoûment, sa douceur, sa
figure agréable, m'ont laissé de si fortes
impressions, que je vois encore son air, son regard, son
attitude; je me souviens de ses petits propos caressans : je
dirois comment elle étoit vétue et
coeffée, sans oublier les deux crochets que ses
cheveux noirs faisoient sur ses tempes, selon la mode de ce
tems-là.
Je suis persuadé que je lui dois le gout ou
plustot la passion pour la musique qui ne s'est bien
développée en moi que longtemps après.
Elle savoit une quantité prodigieuse d'airs et de
chansons qu'elle chantoit avec un filet de voix fort douce.
La serenité d'ame de cette excellente fille
éloignoit d'elle et de tout ce qui l'environnoit la
rêverie et la tristesse. L'attrait que son chant avoit
pour moi fut tel que non seulement plusieurs de ses chansons
me sont toujours restées dans la mémoire; mais
qu'il m'en revient même, aujourd'hui que je l'ai
perdue, qui, totalement oubliées depuis mon enfance,
se retracent à mesure que je vieillis, avec un charme
que je ne puis exprimer. Diroit-on que moi, vieux radoteur,
rongé de soucis et de peines, je me surprends
quelquefois à pleurer comme un enfant en marmotant
ces petits airs d'une voix déja cassée et
tremblante ? Il y en a un surtout qui m'est bien revenu tout
entier, quant à l'air; mais la seconde moitié
des paroles s'est constamment refusée à tous
mes efforts pour ma la rappeler, quoiqu'il m'en revienne
confusément les rimes. Voici le commencement, et ce
que j'ai pu me rappeler du reste.
Tircis, je n'ose
Ecouter ton Chalumeau
sous l'Ormeau;
Car on en cause
Déja dans nôtre hameau.
...................
....... un berger
....... s'engager
....... sans danger;
Et toujours l'épine est sous la rose.
Je cherche où est le charme attendrissant que mon
coeur trouve à cette chanson : c'est un caprice
auquel je ne comprends rien ; mais il m'est de toute
impossibilité de la chanter jusqu'à la fin,
sans être arrêté par mes larmes. J'ai
cent fois projetté d'écrire à Paris
pour faire chercher le reste des paroles, si tant est que
quelqu'un les connoisse encore. Mais je suis presque
sûr que le plaisir que je prends à me rappeler
cet air s'évanouiroit en partie, si j'avois la preuve
que d'autres que ma pauvre tante Suson l'ont chanté.
»
Jean-Jacques Rousseau
Les Confessions, OEuvres complètes I,
La Pléiade, p. 11.
Le texte de la chanson a été donné
dans les OEuvres complètes
éditées par
G. Petitain à Paris en 1839.
Tircis, je n'ose
Ecouter ton Chalumeau
sous l'Ormeau;
Car on en cause
Déja dans nôtre hameau.
Un coeur s'expose
A trop s'engager
Avec un berger
Et toujours l'épine est sous la rose.
La partition dont nous servons ici pour cette
interprétation originale a été
publiée, à partir d'une édition de
1833, par Philip Robinson, dans « Jean-Jacques
Rousseau, Aunt Suzanne, and Solo Song », Modern
Language Review, University of Kent at Canterbury,
N°73, 1978; étude complétée dans
« More on Rousseau, Aunt Suzanne and Solo Song »,
Modern Language Review, University of Kent at
Canterbury, N°74, 1979.
(Remerciements à la Biblothèque
d'Études rousseauistes - Musée J.-J. Rousseau
- de Montmorency).
Bibliographie :
Alain Grosrichard, « L'Air de Venise », Ornicar
?, N° 25, 1982.
Louis Marin, « Un filet de voix fort douce... »,
La Voix excommuniée, Galilée, Paris,
1981.