Interdisciplinarité des arts numériques — Théâtre et spectacle vivant, Recherche musicale, Littérature et génération de textes, Arts visuels
  Séminaire-Colloque du 13 novembre 1998


Théâtre et spectacle vivant : Franck BAUCHARD, Jean Marc MATOS | Recherche musicale: Jacopo BABONI SCHILINGI | Littérature et génération de textes: Jean CLÉMENT, Jean-Pierre BALPE | Arts visuels: Liliane TERRIER, Jean-Louis BOISSIER.


Jean CLÉMENT
Professeur agégé
Paris 8, chercheur au laboratoire Paragraphe


Littérature et génération de textes:
Jean CLÉMENT
: De la littérature informatique



Brève histoire de la littérature numérique


Bien que d'origine récente, la littérature numérique a déjà une histoire. D'une certaine manière, elle a même une préhistoire. Les quelques notes qui suivent entendent contribuer à sa (re)constitution. Elles s'articulent selon trois axes, illustrés chacun par un document : Des repères chronologiques; une généalogie des genres; une typologie de la communication littéraire numérique.




Généalogie des genres


Trois familles peuvent être distinguées dans la littérature numérique: celle qui met l'accent sur la combinatoire, celle qui privilégie la dimension visible (et/ou audible) des signes linguistiques, celle qui recherche d'abord le dialogue avec le lecteur. Ces trois familles peuvent se croiser, et les différentes lignées s'enrichissent mutuellement. Les distinctions ici introduites ont donc une vertu essentiellement classificatoire.

La combinatoire est à l'oeuvre dans la littérature depuis ses débuts. Mystique, mathématique, ludique ou poétique, elle témoigne d'une fascination pour les nombres, pour les lois du destin ou du hasard, pour une poétique de l'engendrement. Elle est souvent le signe des époques tourmentées ou qui doutent d'elles-mêmes, des périodes de transition entre deux classicismes. Elle est souvent du côté du baroque. L'ordinateur, en épuisant les possibilités combinatoires, offre enfin un lecteur à ces textes infiniment variants. Machine à lire, l'ordinateur est aussi une machine à écrire. Du collage au montage et du montage à la génération automatique, la combinatoire est au cœur de tous les programmes d'écriture de textes. Dans ses formes les plus sophistiquées, elle utilise des grammaires associées à des lexiques. Grammaire de phrases, grammaire de texte ou de récit, la linguistique et la poétique sont à la source des travaux de l'Alamo ou des oeuvres de Jean-Pierre Balpe.

Tandis que la combinatoire travaille du côté du signifié, de la langue, la poésie animée se préoccupe davantage du signifiant, de la forme. À la lisibilité des textes, elle préfère leur visibilité. Vieille tradition qui marie le texte et son image, depuis les carmina figurata de l'époque carolingienne jusqu'aux calligrammes d'Apollinaire. À la poésie sonore ou spatialiste, l'ordinateur apporte de nouvelles dimensions, celle de la temporalité et celle du mouvement. Les mots apparaissent et s'évanouissent le temps d'une lecture, les énoncés sont soumis à métamorphoses, les lettres miment le texte qu'elles transmettent. Poésie en mouvements, poésie de l'espace, c'est cette poésie qu'a contribué à faire connaître la revue ALIRE animée par Philippe Bootz, première revue de poésie électronique.

La littérature non-linéaire, comme les équations mathématiques du même nom, est une littérature à plusieurs solutions. Entendons par là qu'elle s'en remet à son lecteur du texte que celui-ci aura lu. Dans cette littérature, chaque lecteur est co-producteur d'un texte unique. Comme dans certaines traditions orales aux récits variants et multiples, le déroulement du récit n'est jamais figé. À tout moment il peut bifurquer en d'infinies variantes, en d'infinis détours. L'imprimerie a figé la littérature avant de sacraliser ses auteurs. L'ordre des pages impose l'ordre de leur lecture. Les fantaisies de Sterne ou de Diderot au XVIIIe siècle sont une première tentative de déconstruction du récit. On en retrouve une version plus sérieuse chez les écrivains du "nouveau roman". Mais ce désir de briser l'ordre des pages ne peut s'accomplir de manière non-métaphorique que grâce à un dispositif de lecture dont Marc Saporta, ou Milorad Pavic ont donné l'exemple. Avec l'ordinateur est apparue la technique de l'hypertexte, ouvrant la voie aux hyperfictions dont Michael Joyce est le précurseur. Naviguant de fragments en fragments, le lecteur parcourt un texte semi-construit et devient l'énonciateur du discours littéraire.




Communication littéraire numérique


Le schéma de la communication inspiré de Shannon et de Jakobson se complique de quelques particularités dans le cas des oeuvres numériques. D'abord en ce qu'il suppose entre l'émetteur et le message un programme d'écriture et entre le message et le récepteur un programme de lecture. Ensuite parce que les rôles du récepteur et de l'auteur peuvent s'échanger ou se partager (interactivité). Enfin les compétences ou les caractéristiques des trois pôles de la communication sont modifiées. Du côté de l'émetteur, l'auteur doit être à la fois scripteur, programmeur et lecteur, parfois, de sa création. Du côté du récepteur, la lecture n'est plus seulement une activité noématique (relevant de l'intellect et de l'imaginaire), mais ergodique (elle suppose d'actionner un dispositif matériel). Quant aux œuvres, elles peuvent être totalement construites (dans le cas d'un générateur où d'un texte animé), semi-construites (un hypertexte, une œuvre interactive) ou en construction (une écriture collaborative sur le Web).




Chronologie de la littérature informatique :


1945 Vannevar Bush publie "As We May Think", article dans lequel il décrit un dispositif d'accès à l'information considéré par certains comme un prototype d'hypertexte.
1959 Premiers textes générés sur ordinateur. Théo Lutz publie dans la revue Augenblick à Stuttgart des poèmes générés par un programme qui utilise les cents premiers mots du Château de Kafka.
1961-1963 Nanni Balestrini s'essaie à des recompositions aléatoires de textes sur une machine IBM (Text Mark I et II). Raymond Queneau publie chez Gallimard ses Cent mille milliards de poèmes dans un dispositif de lecture combinatoire. Space War de Steve Russel est le premier jeu moderne sur ordinateur. Désormais les ordinateurs ne sont plus seulement des machines à calculer.
1963 Douglas Engelbart publie "A Conceptual Framework for the Augmentation of Man's Intellect", un article qui annonce l'hypertexte.
1964 Jean Baudot publie La Machine à écrire, aux éditions du Jour, à Montréal, recueil de textes produits par ordinateur.
1965-1975 Theodor Holm Nelson crée le néologisme "hypertext" et met au point avec Andries Van Dam à la Brown university le premier système hypertextuel implémenté (FRESS). Il lance le projet Xanadu, dispositif hypertextuel d'archivage et de consultation de documents en réseau, et écrit Computer Lib/ Dream Machines et Literary Machines, deux textes fondateurs de la pensée hypertextuelle.
1966 Publication de Rayuela (Marelles) de Julio Cortazar, roman combinatoire.
1967 Publication d'Un conte à votre façon, hypertexte de papier de Raymond Queneau.
1968 Douglas Engelbart fait une démonstration de son système NLS/AUGMENT qui implémente quelques-unes des idées de Bush.
1975 Premier traitement de texte (conçu pour l'Altaïr 8800). Publication de Computer Lib/Dream Machines.
1976 Don Woods publie Adventure, inaugurant le genre des jeux d'aventures textuels sur ordinateur.
1977-1990 Premières utilisations de l'ordinateur par l'OULIPO. La société Infocom (Cambridge, Mass. ) publie Zork!, A Mind Forever Voyaging, Hichhicker's Guide to the Galaxy et autres classiques des jeux d'aventures textuels.
1981 Création de l'ALAMO (Atelier de littérature assistée par la littérature et l'ordinateur).
1982 Publication de Literary Machines.
1984 Le numéro 95 de la revue Action poétique est consacrée à l'ALAMO. Michael Joyce et Jay Bolter commencent à travailler sur Storyspace, un logiciel d'écriture hypertextuelle, au laboratoire d'intelligence artificielle de l'université de Yale. Sortie du Macintosh par Apple. William Gibson publie Neuromancer, roman de science-fiction où apparaît pour la première fois le néologisme "cyberspace". Numero 3/4 de la revue TEM (Texte en main) sur Écriture et ordinateur.
1985 Exposition Les immatériaux au Centre Georges Pompidou, consacrés aux arts du virtuel (Commissaire Jean-François Lyotard). Jean-Pierre Balpe y présente ses générateurs, tandis que vingt écrivains reliés par réseau entreprennent la première expérience d'écriture télématique collective. Premier numéro de la revue Art Access, première revue d'art sur Minitel. Deuxième et dernier numéro l'année suivante. Y contribuent entre autres Ben, Fred Forest, Pierre Garnier et Roy Ascott. En tout 80 artistes et 1500 pages Minitel. Colloque de Cerisy sur "La génération automatique de textes littéraires".
1986 Publication d'Uncle Roger par Judy Malloy, premier de ses projets de "narrabase". Mark Berstein fonde Eastgate systems, une société de publication de logiciels et d'édition d'œuvres de littérature numérique. Michael Joyce écrit Afternoon, a story, première hyperfiction écrite avec Storyspace. Jean-Pierre Balpe publie son Introduction à la génération automatique de textes en langue naturelle (Eyrolles), avec des exemples de programmes en Basic.
1986-1990 Les chercheurs de la Brown University mettent au point le système Intermedia, système hypertexte de deuxième génération. George Landow collabore avec eux pour les premières utilisations littéraires du système (Dickens Web).
1987 Sortie d'Hypercard par Apple. Pour beaucoup d'utilisateurs, ce sera la découverte des hypermédias. Hypertext'87, première conférence internationale sur les hypertextes, organisée par l'Association for Computing Machinery. Amanda Goodenough diffuse sur disquette Inigo Gets Out, premier hypertexte graphique et narratif sur Hypercard. Il sera publié plus tard sur cédérom par les éditions Voyager.
1988 Création du groupe L.A.I.R.E (Lecture Art Innovation Recherche Ecriture) autour de Claude Maillard, Tibor Papp, Frédéric de Velay, Jean-Marie Dutey et Philippe Bootz. Publication de Roman, un logiciel de génération automatique de textes par Jean-Pierre Balpe, aux éditions Cedic-Nathan.
1989 Premier numéro de la revue ALIRE, "première revue animée d'écrits de source électronique". Dirigée par Philippe Bootz, cette revue publiée sur disquette, puis sur cédérom en est à son numéro 10.
1990 "Texte et ordinateur : les mutations du lire-écrire", colloque organisé à Paris X par Jacques Anis et Jean-Louis Lebrave. Alain Vuillemin publie Informatique et littérature chez Champion-Slatkine
1990-1991 Tim Berners-Lee invente le Web
1991 Jay David Bolter publie Writing Space : The Computer, Hypertext, and the History of writing. Premier numéro de la revue Kaos, revue sur disquette dirigée par Jean-Pierre Balpe qui connaîtra deux numéros.
1993 Colloque "Nord Poésie et Ordinateur", organisé à l'université de Lille III par Mots-Voir. Le supplément littéraire de l'édition du 15 août du New-York Times est entièrement consacré aux hyperfictions (textes de Robert Coover)
1994 Les journées d'études "Littérature et informatique" réunissent de nombreux chercheurs et créateurs à l'université de Paris VII. Les actes sont publiés sur papier et sur le web simultanément. Le numéro 96 de la revue Littérature est consacré à "informatique et littérature"
1996 20% d'amour en plus de François Coulon et Sale Temps de Frank Dufour et alii sont les deux premières œuvres de fiction hypertextuelle publiées en français sur CD-ROM.
1997 Parution du 10e numéro de la revue ALIRE, en association avec la revue DOC(K)S, avec un CD-ROM en forme de bilan. Trois mythologies et un poète aveugle, premier opéra génératif de Jean-Pierre Balpe et Jacopo Baboni-Shilingi à l'IRCAM.
1998 "Merde et sang" de Maurice Regnaut, première pièce théâtrale interactive sur Internet.




Tableau généalogique de la littérature numérique

combinatoire 
signe 
linéarité
la littérature non numérique

Le Yi King

Le Centon

Les grands rhétoriqueurs
classique/baroque
Molière, Voltaire, Leibniz

Queneau
Perec
Butor

Poésies figurées
de l'époque carolingienne
Calligrammes
du Moyen-âge à Apollinaire
Vers libre et futurisme
Dada

Poésie spatialiste
"Poésure et peintrie"

L'écriture animée:
(génériques de films)

Le conte oral
Les "branches"
du Roman de Renard
Le roman du XVIIIe siècle:
Sterne et Diderot

Lecture non-linéaire:
l'encyclopédie
Le nouveau roman
et la contestation du récit
Wittgenstein, Roubaud,
Julio Cortazar, Milorad Pavic

problèmes, concepts, techniques

° La combinatoire simple:
les lettres ou les syllabes
Les mots
Les phrases
Les paragraphes:
Voltaire, Swift, Queneau

° La combinatoire complexe
la grammaire générative
de Chomsky
Le structuralisme
appliqué au récit:
Propp, Greimas, Barthes, etc.
° La littérature matricielle
Valéry: primauté
de la poétique sur l'esthétique

Les pictogrammes

Les idéogrammes

La remotivation du signe

La séparation
signifiant/signifié

La lecture visuelle
(Saint Ambroise IVe siècle)

Lecture et temporalité
du papier à l'écran

Le support de lecture:
du volumen à l'écran

Arborescences
et graphes de parcours

Narration, narrateur, narratair
interactivité

Fractalité et chaos

Récit et jeu

Espace et temps

la littérature numérique

° Oulipo, Alamo:
la programmation
de la littérature combinatoire
° Jean-PierreBalpe:
la génération automatique
° Quelques poètes
de la revue ALIRE,
Jacques Donguy:
Tag-Surfusion

La revue ALIRE
Tibor Papp Claude Maillard
Philippe Bootz :Passages

Poésie en VRML:
Secret d'Eduardo Kac

Words, Words de Claude Faure

Hyperfictions:
Michael Joyce,
François Coulon,
Franck Dufour, etc.

Écritures collaboratives
sur le Web
etc.





Typologie de la communication littéraire numérique