Jean-Louis Boissier

 

L’hyper-estampe comme tentative, à paraître dans les Nouvelles de l'Estampe, Paris, premier trimestre 2000.

1, 2, 3


Moments de
Jean-Jacques Rousseau, 1999,
"L’idylle des cerises"

 

4.
L'hyper-estampe
comme
tentative.

Novembre 1999.
.
0 "De même que les figures en mouvement, il faut voir ce qui précede et ce qui suit, et donner au tems de l'action une certaine latitude; sans quoi l'on ne saisira jamais bien l'unité du moment qu'il faut exprimer. L'habileté de l'Artiste consiste à faire imaginer au Spectateur beaucoup de choses qui ne sont pas sur la planche; et cela dépend d'un heureux choix de circonstances, dont celles qu'il rend font supposer celles qu'il ne rend pas. [...] Au reste, il est aisé de comprendre que ceci n'avoit pas été écrit pour le Public; mais en donnant séparément les estampes, on a cru devoir y joindre l'explication."

Lorsque nous avons entrepris la confection des "estampes interactives" du CD-ROM "Moments de Jean-Jacques Rousseau", nous avions en tête ces recommandations énoncées par Rousseau lui-même ("La Nouvelle Héloise").
Précédemment, nous nous étions posé cette question directe: est-il possible de disposer, sur les pages d'un livre, des images filmiques? "Album sans fin" (1989) tentait une réponse expérimentale. Tout d'abord pourquoi parler d'un "livre" alors que l'on présente un écran? Parce que c'est un ensemble articulé d'espaces plans, comme tenus ensemble par une reliure, que le lecteur parcourt librement et à son rythme.

Pour figurer dans une telle structure à feuilleter, l'image filmique doit se mettre en boucle, s'animer et se prêter résolument à l'écoulement du temps, mais dans une vibration, une oscillation, une répétition qui ne conduisent nulle part. Elle ne peut accueillir que des événements passagers, fugitifs, ou encore réversibles. Simultanément, de telles images pouvaient connaître des mutations internes et donc s'ouvrir à l'interactivité. Une typologie de ces mutations interactives a été esquissée dans le CD-ROM
"Mutatis mutandis" (1995). Ici un modèle historique était disponible, celui des livres et images à mécanismes : planches anatomiques à explorer par couches, machines de papier à actionner pour en comprendre le fonctionnement, tirettes pour faire apparaître ou disparaître un personnage de conte, etc.

Pour ce qui est du "film" -puisque nous tenions au principe d'une prise de vue-, l'estampe interactive primitive nous renvoyait aux sources du cinéma, à la chronophotographie d'Étienne-Jules Marey, dont on doit noter qu'elle est à la fois une estampe photographique et une potentialité d'image en mouvement. Les limites de la mémoire et de la rapidité des ordinateurs nous imposaient une très grande économie. Tout devait se résoudre par la mise en boucle de quelques images. Un premier travail achevé, l'installation et le CD-ROM "Flora petrinsularis" (1993-1994), repérait chez Rousseau une propension à de tels mouvements mis en suspens: battement d'une vague, balancement d'une branche, va-et-vient d'une respiration. Le récit pouvait se réduire à une pure sensation toujours au présent.

Par ce montage ainsi au plus près du matériau discret du cinéma ou de la vidéo, une double perspective se confirmait: d'une part tendre vers une permanence paradoxale de l'image animée, figure de la présence et de l'attente, d'autre part mettre en place une potentialité très fine de bifurcations, figure de tout déclenchement ou de tout événement. Objet biface, actuel et virtuel. D'un côté "le flux et reflux de cette eau...", de l'autre "Un aqueduc! Un aqueduc!".

La puissance du cinéma, c'est la logique de sa relation au réel. La caméra et le projecteur, appareils symétriques, d'ailleurs confondus à l'origine, respectent une loi commune: enchaîner les images fixes dans un ordre déterminé et à une cadence déterminée. Le "logiciel" cinématographique peut tenir dans la formule "24 images chronologiques par seconde". Avec l'ordinateur, ces fonctions deviennent variables, l'ordonnancement des images, la vitesse de leur affichage sont modulables, non seulement dans ce qui peut continuer à relever d'une saisie sur le réel, mais dans la ressaisie qu'opère une lecture interactive. Le numérique possède cette qualité de préserver un processus sans solution de continuité. Qui plus est, un tel continuum présente, dans une certaine mesure, une réversibilité qui incite le lecteur à faire à son tour le chemin qui a été celui de la confection de l'ouvrage.

Mais comment, dans ces conditions, entrer en relation avec l'image? Il ne s'agit pas de prétendre que le regardeur du tableau ou de l'estampe classiques soit passif. La contemplation, l'observation, l'analyse, l'interprétation sont des activités manifestes. Avant même que Duchamp déclare que les regardeurs font les tableaux, les peintres se sont ingéniés à favoriser ou au contraire à entraver l'entrée dans l'image.

L'image interactive sollicite de ses lecteurs un geste qui la déclenche, la modifie littéralement. Cette potentialité d'un déclenchement qualifie déjà, à elle seule, l'image interactive.

Les expériences rassemblées sous le titre
"Globus oculi" (1993) explorent les modalités fondamentales d'une action sur l'image ou dans l'image. Un premier geste est celui de la désignation: un détail retient l'attention, en le pointant on le modifie; une vue d'un bambou révèle les mots chinois qu'elle contient. L'image est un territoire qui se confond avec sa propre carte. Le geste peut se charger d'un effet tactile: des portraits d'enfants réagissent aux "chatouilles" du curseur que déplace le lecteur. Le geste peut encore faire se mouvoir une part de l'image, un objet qu'elle figure : une bille tourne sur elle même, comme l'oeil dans son orbite. Ces simulations, rudimentaires si on les compare à ce qu'offre la réalité virtuelle et nombre de jeux en images de synthèse, s'en distinguent par leur caractère photographique authentique et donc par la désignation d'un réel autre. L'image garde nécessairement, pour des raisons techniques autant qu'artistiques, une intégrité et une opacité. C'est peut-être pour cela qu'on les rattache intuitivement à la tradition de l'estampe. Car entrer dans l'image peut devenir un leurre, une faute conceptuelle, sinon de goût. La bobine au bout d'une ficelle que fait disparaître et reparaître le bébé qu'observe Freud dans la scène du Fort-Da est tenue par le bébé. Pourquoi tenter de la lui prendre? Nous agirons par procuration, en pointant des images entières et non pas la main ou la bobine. Deux images sont accolées. En pointant la case du haut, on provoque l'apparition de la main du bébé, la ficelle se tend et, dans la case du bas, la bobine apparaît. En pointant la case du bas, on fait disparaître la main et la bobine, la ficelle tendue traverse les deux images de haut en bas. À chaque apparition, la main et la bobine peuvent avoir des positions différentes. Chaque fois on entend ou bien "L'est là !" ou bien "L'est partie". Cet exercice, cette ritournelle, ce petit jeu compulsif auquel le lecteur se laisse prendre volontiers, cet emprunt à une théorie de l'apparition des images, images visuelles et images mentales, nous le prendrons pour modèle de l'image interactive.

L'interactivité saisit et restitue des interactions, comme la photographie reproduit des apparences, comme le cinéma reproduit du temps et des mouvements. Pour s'ouvrir à l'interactivité, une image doit d'abord se construire sur des interactions internes. Si l'interactivité est un art, c'est un art de la relation, de ce qui relie et de ce qui relate. L'interactivité devient une "optique", une "perspective" applicable à une investigation du réel, à sa mise en images. Une expérience conduite dans une école d'art japonaise en 1997, "The Canteen", a confirmé cette hypothèse. Tout ce qui se présentait à nous dans la cantine de l'école, nous avons cherché à le traduire en couples d'images en relation : une pièce est mise dans une fente, un gobelet se remplit de café; un interrupteur variable est déplacé, une lampe s'éclaire plus ou moins; un store se lève, la lumière entre dans la pièce; etc. Ici encore, la lecture de l'image se fait en désignant non pas un détail mais la totalité de ce qu'elle inscrit.

La place la plus légitime que le lecteur puisse se voir assignée est dans le dispositif de production d'image lui-même: saisie optique et saisie interactive. Pour "Moments de Jean-Jacques Rousseau", quelque quatre-vingt "estampes" ont été mises en scène selon ce principe. Chaque séquence s'inscrit dans un va-et-vient panoramique. Ce mouvement de la caméra se traduit, sur l'écran de l'ordinateur, par une translation horizontale de l'image d'un bord à l'autre de l'écran et que le lecteur peut opérer à son gré. Ainsi se découvre un espace, ce qui s'y joue, un moment à la fois circonscrit et sans fin. En laissant le temps s'installer dans une position de l'image, le lecteur assistera peut-être à événement, ou bien il lui faudra déclencher cet événement en faisant lui-même le geste de déplacer l'angle de vue. L'effet du hors champ se trouve amplifié par ce déplacement et par ses limites. L'exploration optique se fait descriptive et narrative, épouse l'action de référence, l'anticipe, la provoque, la manque. Deux temps se poursuivent, se superposent, qui rivalisent dans la patience, la surprise et l'abandon.

Chacune de ces estampes-moments, temporalité d'un état, levier d'un événement, ne propose pas de suite explicite vers un autre moment. Nos estampes interactives s'organisent dans une logique de la sensation, du geste potentiel, de l'événement aléatoire. Mais, si elles se passent de mots, elles sont fondamentalement attachées à un texte. Chaque mise en image est une simulation, une mise à l'épreuve de la vérité du texte rousseauiste. La chaîne des moments sera donc linguistique. Le texte sous-jacent affiche ses mots embrayeurs, truchements instantanés vers d'autres fragments du texte, vers d'autres estampes. Ici l'interactivité révèle sa dimension langagière. Elle est de l'ordre de ce que Rousseau désigne comme "supplément", de ce qui supplée à la sensation et à son expression directe, de l'écriture.

Car en définitive, c'est du côté de l'acte même de l'écriture qu'on trouvera chez Rousseau les raisons d'une tentative de composition interactive:

"Il faudroit pour ce que j'ai à dire inventer un langage aussi nouveau que mon projet […]." ("Ébauches de Confessions"). "C'est à lui [au lecteur] d'assembler ces élémens et de déterminer l'être qu'ils composent [...] le résultat doit être son ouvrage." ("Les Confessions")