Théorie — Texte


Le paysage technologique – Théories et pratiques autour du Global Positioning System
Andrea Urlberger



« Comme des herbes folles dans un jardin à la française, d’autres objets aux formes plus extravagantes commencent à brouiller le paysage en surimposant leurs propres embranchements à ceux des objets modernes. » (Bruno Latour, Politique de la nature, p. 40)


Le Global Positioning System occupe une place de plus en plus importante dans les pratiques quotidiennes qui abordent sous différentes formes la mobilité et la mesure. En permettant de suivre les parcours des prisonniers, de guider des automobilistes ou des avions de guerre, de localiser des téléphones mobiles ou des appareils photo, de mesurer des distances, de construire des ouvrages (ex. le viaduc de Millau) ou de suivre le déplacement des icebergs, le GPS s’intègre sans aucun doute au paysage contemporain. La question qui se pose aujourd’hui est comment cette intégration opère-t-elle ?

En dépit de cette propagation importante, la localisation satellitaire reste une technologie assez nouvelle qui commence seulement depuis quelques années à occuper une place non négligeable, d’abord dans des domaines militaires et politiques, puis civiles, économiques et artistiques. Pour pouvoir comprendre quelles pratiques s’établissent autour du GPS et surtout quelles conséquences ces pratiques pourraient avoir sur le paysage contemporain, il est donc indispensable d’élargir d’abord le champ de réflexion et de considérer les liens entre technologies et paysage de manière plus globale pour ensuite centrer la réflexion sur le GPS. Cette contextualisation permet de comprendre comment paysages et technologies s’articulent, quels effets ces articulations peuvent déclencher pour pouvoir ensuite analyser l’influence du GPS sur l’aménagement ainsi que sur les représentations du paysage.

En effet, les utilisations du GPS ne se déploient pas dans un espace simulé, neutre ou vide, mais s’inscrivent toujours dans un territoire spécifique. Son objectif, indiquer des coordonnées x, y, z et t d’un objet ou d’un individu muni d’un récepteur GPS, permet de positionner celui-ci à un endroit précis, à un moment précis. Créant un lien fort avec le monde, le GPS ne peut que difficilement être dissocié du paysage et surtout ses transformations actuelles. Celles-ci sont, entre autres, provoquées par l’apparition de différentes formes de technologies.

Leur propagation dans le paysage génère une nouvelle géographie (Lévy, 2003) qu’on pourrait appeler paysage technologique. Bien que le GPS semble représenter dans ce contexte un dispositif exemplaire et innovant, ce n’est pas la première technologie qui s’articule au paysage, mais s’inscrit dans une longue filiation, de la locomotive à la voiture, du téléphone aux réseaux numériques.

Ces articulations entre paysages et technologies sont multiples et peuvent provoquer d’une part des dislocations, c’est-à-dire, le monde technologique s’étale partout, converge avec le paysage et ne laisse plus d’échappatoire (« Théorie/entretiens/Picon »). En effet, une nature vierge, loin des logiques humaines n’existe plus depuis longtemps. Tout, même l’air, est aménagé et imprégné par les technologies humaines (Sloterdijk, 2004). D’autre part, des concentrations, c’est-à-dire la formation d’îles et d’îlots, fragmentent le paysage. Ces îles qui peuvent se « matérialiser » par des stations orbitales, des Gated Cities et la gentrification des villes, introduisent des limites et des polarisations fortes.

Même si les usages du GPS sont encore trop récents pour pouvoir vraiment influer en profondeur l’aménagement de ce paysage de plus en plus marqué par les technologies, ils participent à certaines dislocations de la notion du paysage et de la notion de l’objet dans ce paysage. Capable de produire une approche disloquée, globale et lointaine comme une vision concentrée, proche et subjective (Picon), le GPS fait surtout émerger des représentations qui correspondent aux dynamismes antagonistes du paysage réel.

Autrement dit, le GPS s’inscrit en permanence dans ce contexte complexe du paysage technologique et, en ajoutant une nouvelle technologie, participe à son affirmation. Ne transformant pas seulement les représentations du paysage, son usage et sa propagation interviennent directement dans son aménagement. Comparable à la connaissance du code génétique qui, à la fois, transforme la présentation du vivant et permet, dans certaines limites, une intervention ou une modification, le GPS fait évoluer les images qui émanent du paysage, mais possède en même temps la capacité d’intervenir.

Ainsi, le GPS peut être considéré comme un outil tout à fait exceptionnel et innovant qui se situe à l’interface entre l’aménagement ou la production du paysage technologique et les images qui s’y juxtaposent. Pour reprendre Peter Weibel Théorie/entretiens/Weibel »), le GPS est la seule technologie existante, capable de créer une articulation étroite entre le paysage réel et ses représentations qu’il définit comme un paysage mental et psychique. En permettant à l’individu de se situer précisément dans le monde, il accède de cette façon, à partir de n’importe quel endroit sur la terre, à des représentations qui comprennent également les sphères culturelles, sociales ou politiques. Cette double inscription, dans le paysage réel comme dans le paysage mental, est indispensable, car si l’individu n’a aucune représentation de l’espace, se repérer, naviguer ou se laisser guider, même avec le GPS, ne serait pas possible. Pour Weibel, les usages du GPS autorisent ainsi à l’humain de s’échapper de l’espace réel et matériel en lui ouvrant partout où il se trouve un accès au monde des représentations, au paysage mental.

Mais simultanément, le GPS pourrait agir aussi dans une autre direction, car il permet d’ancrer ce paysage mental, ce monde des représentations, des réseaux et des images plus facilement dans le paysage réel.

Détachement ou ancrage, le GPS agit en conséquence surtout comme une articulation étroite entre production et représentation, entre paysage réel et paysage mental qui ouvre à d’autres formes de productions, d’autres formes de représentations et d’autres formes d’expérimentations du paysage contemporain. 



Les articulations complexes entre paysages et technologies


Comment s’établissent les rapports entre Le paysage contemporain, les technologies et le GPS ? Existe-t-il une opposition fondamentale entre le paysage et les technologies ? Les technologies ne sont-elles que l’expression de la violence de l’interventionnisme humain ou le paysage et les technologies, forment-ils un ensemble ?

Il semble que le paysage contemporain nie toute distinction entre ordre social (qui incluent les technologies) et l’ordre naturel (dans lequel se trouverait l’idée du paysage), mais fusionne les deux en une sorte d’unité au lieu de les opposer. Autrement dit, le paysage et la nature ne se situent pas à l’extérieur de la sphère humaine, à l’opposition de la technologie, mais paysage et technologie s’articulent et forment une unité. François Ascher constate d’ailleurs que l’idée de la nature est de plus en plus intégrée et non différent du fait social. Elle est considérée comme maîtrisée et protégée. « La notion de “patrimoine naturel“ exprime ainsi une attitude profondément moderne d’appropriation de la nature par des sociétés humaines ». (Ascher, 2004, p. 76).

Le philosophe allemand Peter Sloterdijk suit les mêmes raisonnements. En effet, il explique que les liens entre la nature, le paysage et des sphères urbaines dépassent les parcs, les squares ou les biotopes et évoque une intégration (Einkapselung) de la nature dans les structures urbaines où se déploie un effacement entre une urbanité « construite » et une urbanité « biologique ». L’espace vert édifie la ville au même titre que les bâtiments. Tout devient artifice, l’espace urbain, la nature et même la protection de l’environnement (Sloterdijk, 2004) Déployant une coexistence entre technologies et natures pour former ce qu’on pourrait définir comme « paysage technologique », la nature devient « technologique » et la technologie se dissimule dans des approches « naturelles ». 



La production d’un nouveau paysage


Quelles transformations émergent de ces liens entre paysage et technologies ?

Si d’un côté, on constate sans peine l’atténuation des limites entre la ville et la campagne, entre des espaces privés et des espaces publics, entre l’extérieur et l’intérieur, bref une forte dislocation du paysage, certains dispositifs urbains et paysagères réintroduisent et renforcent la notion de la limite et de la séparation. Le paysage ne se disloque pas partout et les technologies ne provoquent pas immédiatement un paysage envahissant, mais des tendances contraires, c’est-à-dire des concentrations, peuvent également apparaître.

Si les premières images de l’extérieur du globe ont amorcé cette impression de vivre dans une sphère close, fermée, le GPS peut renforcer ce sentiment de concentration. En effet, les satellites GPS, situés à 20 000 km de la terre, participent à l’établissement de nouvelles limites du monde et en conséquence du paysage contemporain.

Ainsi, à force de s’étendre vers les orbites, mais également de couvrir la totalité de la surface terrestre, le GPS s’inscrit dans ce monde fermé, fini, clôturé et global qu’évoque Antoine Picon a propos du paysage technologique (« Théorie/entretiens/Picon »).

Mais le GPS n’étend pas seulement les limites du paysage contemporain vers les orbites, il représente également un objet tout à fait spécifique, fragmentaire et éclaté qui correspond aux analyses de Bruno Latour. Celui-ci explique que « Les flots du réalisme irriguèrent à nouveau le paysage » (Latour, 2001, p. 23). Humains et non-humaines, c’est-à-dire les objets, matérialités et virtualités, urbanité et réseaux, paysages et technologies font partie du même monde, de la même réalité, flexible et changeante. Passer du monde réel au monde virtuel, d’un espace technologique à un espace non technologique, d’un humain à un objet ne signifie pas le passage d’un espace fermé vers un autre espace fermé. Ce passage doit plutôt être considéré comme des changements d’articulations en intérieur d’un même espace.

Ce « réalisme radical » (Latour, 2001, p. 24) résulte du renoncement de la quête de la vérité absolue, en réintroduisant le relativisme, en articulant les hommes et les objets dans un flot de transformations ininterrompues. Bruno Latour parle d’un monde intérieur qui assure la cohérence et la continuité. Le paysage technologique pourrait en conséquence se situer en intérieur du paysage, de l’outil technologique GPS, en intérieur des discours théoriques et en intérieur des pratiques artistiques qui s’appuient sur le GPS.



Quelles représentations émergent du Global Positioning System ?


Cependant, ces rapports instables et fluctuants entre la ville, le paysage et les technologies provoquent des réelles difficultés à représenter cette nouvelle géographie, ce nouveau paysage.  Stephen Graham constate que les discours théoriques qui ont tenté d’analyser et de décrire les rapports entre les villes et les nouvelles technologies ont complètement échoué (Graham, 2004) et Antoine Picon pense que « les techniques prises dans leur ensemble se révèlent aussi difficiles à déchiffrer et à ordonner que les villes qui portent leur empreinte. » (Picon, 1998, p. 11).  Finalement, ce monde instable et complexe  qui semble échapper aux grilles de lecture traditionnelles, est-il désormais impossible à représenter?

Le GPS pourrait-il capter l’instabilité des parcours dans ce paysage en permanent mouvement pour les stabiliser, les figer dans des représentations ? Ou justement, à travers le GPS, peut-on représenter le paysage technologique comme un environnement non-stabilisé, en constante vibration, composé d’une multitude de fragments qui parfois s’articulent ou parfois s’opposent ?

Peter Sloterdijk souligne que l’air est soumis à des pressions pour produire des images et pour se dévoiler. Le GPS s’insère dans cette logique et génère de nouvelles représentations et de nouveaux processus de construction d’images. Appartenant matériellement au « paysage technologique », le GPS contribue ainsi simultanément à la représentation de celui-ci.

Contrairement à d’autres formes de représentations du paysage (dessin, peinture, mais aussi la photographie et le film), les « images » qui émergent du GPS sont des simples coordonnées spatiales (x, y, z) et n’impliquent pas d’emblée un point de vue et une interprétation particulière. Le dispositif GPS permet ainsi la détermination, l’enregistrement et éventuellement la transmission des coordonnées spatiales.

L’importance du principe de l’automatisation qui, par sa numérisation, a provoqué la multiplication de façon vertigineuse de production de données et a déclenché des « cascades de transformations » (Latour, 1998, p. 40) est essentiel. Pouvoir mesurer, compter et surtout localiser de façon automatisée sans intervention directe, provoque une accélération des informations et en conséquence une augmentation des images que le GPS est capable de produire.

Le GPS est pour Peter Weibel la suite légitime de l’image, c’est une image étendue, une image opérationnelle. Loin d’être une fenêtre sur le monde, c’est la traduction des flux, des mobilités, des articulations, une image faite de multiples expériences et d’expérimentations qui autorisent la circulation et des passages Théorie/entretiens/Weibel »). Bien entendu, ces articulations entre paysage réel et ses représentations ne sont pas nouvelles, mais se manifestent depuis longtemps par la perception, la réflexion, certaines conventions, comme les grilles et les schémas qui se traduisent par des cartes, des récits ou des images. Cependant, l’articulation proposée par le GPS est d’une autre nature. Direct et automatique, il ajoute à ces représentations « anciennes » des fonctionnements indéniablement nouveaux, capables de modifier le rapport au paysage. Il donne à voir des points de vue partiels et concentriques, ne montrant pas toute l’étendue du paysage, mais fait émerger une approche à la fois global et très subjective.

Dans ce sens, le GPS produit à la fois des cartes ou des récits, deux formes de représentation qui ne fonctionnent pas de façon distingue, mais qui procèdent à des hybridations et à des juxtapositions. Le GPS est un capteur qui saisit une certaine partie de la réalité et il serait naïf de croire qu’il s’agit de toute la réalité. Même sous forme de carte, il s’agit d’extraits, de visions partielles, momentanément justes, immédiatement après fausses. La malléabilité de cet outil hybride, à l’articulation entre paysage réel et ses représentations, constitue d’ailleurs son intérêt.

Les usages des objets technologiques et notamment le GPS ne produisent en conséquence aucune réponse définitive sur le paysage, aucune affirmation permanente, pas de représentations figées, mais plutôt des réponses provisoires, des propositions éphémères et réversibles. Le GPS n’a donc pas une essence précise et des formes de représentations figées. C’est un objet hybride qui s’associe la plupart du temps à d’autres formes de technologies (voitures, avions, téléphones portables, missiles, etc.).

Que montre le GPS du monde ? Est-il capable de trouver le panorama, le panoptique absolu ? Peut-il saisir l’espace instantanément dans sa totalité ? Est-ce en conséquence un instrument de surveillance idéale ? Bruno Latour comme Antoine Picon (« Théorie/entretiens/Picon ») constatent qu’une avalanche d’informations empêche toute visibilité et en conséquence toute surveillance. Le même phénomène se présente dans les salles de surveillance vidéo de la préfecture de police de Paris (Latour, 1998). Ici de toute façon, ce n’est pas la surveillance totale qui est recherchée, mais il s’agit de restreindre, de sélectionner afin de pouvoir distiller une vision cohérente de l’ensemble et non de se « noyer » dans le détail.

La question de la surveillance renvoie à un contexte social et politique plus large dans lequel le GPS s’insère et où la position de l’homme ne peut pas être mise à l’écart. Autrement dit, le GPS n’articule pas seulement le paysage et la technologie, mais place l’humain dans un champ élargie dont l’exercice du pouvoir, le contrôle et la surveillance, mais également l’auto-observation font partie.

Si le GPS peut, dans des condition particulières, être utilisé comme un système de surveillance, son usage le plus fréquent et le plus répandu est l’auto-observation. En effet, le GPS utilisé comme un système de navigation, qui indique, en permanence et en temps réel, la localisation dans le paysage en affichant les latitudes et les longitudes et selon les interfaces, l’espace déjà parcouru ou l’espace à parcourir permet de voir sa situation spatiale constamment transmise sur son écran de contrôle. Il est expliqué « vous êtes ici » et on est dans le monde et on voit sa position représentée.

Michel Serres relie encore plus étroitement la question sur sa propre perception et sa situation spatiale, sa « géoposition ». « Où suis-je ? Qui suis-je ? S’agit-il d’une même question n’exigeant qu’une réponse sur le là ? » (Serres, 1996, p. 47)

Par l’observation et l’auto-observation, le GPS établit en conséquence des rapports tout à fait particuliers entre l’individu et le paysage technologique. Le désir de voir apparaître et certainement aussi de se voir apparaître est profondément attaché aux usages du GPS et les articulations qu’il peut créer avec le paysage contemporain et technologique.












Bibliographie


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GRAHAM, Stephen (ed.) (2004), Cities, war and terrorisme, Blackwell Publisher.

GRAHAM, Stephen (ed.) (2003), The Cybercities Reader, Routledge.

LATOUR, Bruno, Hermant, Emilie (1998), Paris ville invisible, Paris, Empêcheurs de penser en rond.

LATOUR, Bruno, (2001), L’Espoir de Pandore ; pour une vision réaliste des sciences, Paris, La Découverte.

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LEVY, Jacques, (2003a), Egogéographie, Paris, Harmattan.

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PICON, Antoine, (1998), La Ville territoire des cyborgs, Besançon, Les Editions de l’Imprimeur.

SERRES, Michel, (1996), Atlas, Paris, Flammarion.