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Entretien 06 avec moi-même


Dans cet entretien, c'est moi qui donne des réponses au questionnaire que j'ai établi. C'est Jérémie qui me pose les question. Mon propre entretien fait donc écho à la série des cinq autres entretiens comme aux questions posées en début de maîtrise.

Jérémie. : Présente-toi un peu rapidement...
Moi : Étienne Boissier, en ce moment je fais ma maîtrise sur "Le trait comme ligne de conduite"

Q. : Quelles sont les contradictions entre l'art occidental et l'art chinois ?
R. : L'art chinois, selon moi, est en avance sur l'art occidental. Les artistes chinois arrivent à exprimer du volume, de manière plus épurée. Les dessinateurs occidentaux, comme Dürer, Léonard de Vinci, mettaient des hachures partout pour faire le relief, travaillaient la perspective... tandis que les dessinateurs chinois utilisent, pour le dire vite et de manière réductrice, "la ligne claire", et arrivent à exprimer, à dire les choses de manière plus simple, plus gestuelle, plus légère.

Q. : Comment ces deux arts sont-ils liés ? Comment sont-ils différents ?
R. : L'art chinois a influencé l'art occidental et vice et versa jusqu'à aujourd'hui. Je pense aussi que toutes les formes d'art et les cultures différentes finissent par se rencontrer et apprendre des unes des autres. Les différences s'estompent au fur et à mesure.

Q. : En quoi ce mélange des choses, cette ouverture d'esprit affectent ton travail ?
R. : J'ai été influencé par plein de courants différents. Je suis passé de la bande dessinée américaine quand j'ai commencé à m'intéresser au dessin, plus à ce que je voyais dans les musées, au Louvre et ailleurs, quand je sortais avec mes parents ou des amis. Tout ce que j'ai accumulé, tout ce que je vois, c'est ça qui forme mon style. Comme j'aime beaucoup de choses, qui sont souvent très différentes, j'essaie de faire un mélange de tout ce que j'ai vu, tout en gardant mes goûts, mon point de vue personnel. Il y a des artistes que je préfère à d'autres.

Q. : Techniquement, comment ces différences entre art occidental et art chinois se traduisent-elles dans ton travail ?
R. : Précise la question...

Q. : Tu as parlé de "ligne claire", en quoi cette technique t'a influencé ? La question est donc : quelles sont les techniques employées et pour quelles raisons ?
R. : J'ai tendance à faire du dessin assez direct. Souvent on me dit que ce n'est pas assez travaillé, "trop fouillis". On me dit que c'est sale, qu'il y a des choses bonnes mais que la présentation est sale. Mais, en fait, au fur et à mesure, ce que j'essaie de faire, c'est d'utiliser cette saleté, de composer avec elle, de la mettre en valeur, de construire avec la saleté.

Q. : Tu maintiens l'idée d'une certaine construction ?
R. : À partir de ça, j'essaie de développer quelque chose, un style. Au départ, c'était sans le faire exprès, parce que j'ai du mal à m'attarder sur quelque chose, mais finalement, j'essaie d'exploiter ce côté-là. Je cherche une nouvelle manière de travailler. J'aime bien quand ça va vite et que ça s'enchaîne. Je n'aime pas rester câlé sur un dessin longtemps. J'aime que ça aille très vite, que ça s'enchaîne, quitte à ce qu'après je retourne sur un ancien dessin que je retouche.

Q. : ... Une forme de dessin en mouvement ?
R. : Pour moi, un dessin est toujours en évolution. Pour moi, un dessin n'est jamais fini. C'est comme si je cherchais quelque chose. Il m'arrive de faire des pages où il y a beaucoup de dessins, où j'ai l'impression que ça ne va jamais s'arrêter, qu'il va toujours y avoir des "trucs" qui vont se superposer. Ou ça va être juste un dessin, une forme et où je me dis : il ne faut plus le toucher, ça suffit comme ça. Je vais faire un dessin qui me plaît et pour celui-là, je ne vais pas en faire d'autres autour, je vais le laisser comme il est... C'est un choix, soit tu laisses beaucoup de vide, soit tu exploites et tu remplis le vide. En fait, c'est l'un ou l'autre.

Q. : Tu as déjà répondu à la question que je voulais te poser : Quelles sont les techniques employées et pour quelles raisons ?
Qu'est-ce qui en découle? Quelle méthode de travail ?
R. : oui....

Q. : Tu es en train d'écrire ta maîtrise dont le titre est "Le trait comme ligne de conduite", d'où vient-il ? Pourquoi as-tu choisi ce titre ?
R. : Ça vient directement de l'art chinois, ça vient de mon professeur de dessin, Xin Ye qui m'a donné des cours de dessin quand j'étais jeune. C'est lui qui m'a sensibilisé au trait, qui m'a montré que le trait était la base du dessin et non pas tous les artifices comme les dégradés, les effets de relief, les hachures. Il m'a montré que la base pure du dessin, c'est la ligne directe, la ligne spontanée, c'est une ligne continue.

Jérémie : Ça ressemble beaucoup à l'architecture au 20e siècle qui a enlevé tout ce qui était inutile.

Q. : Quelle est la différence entre le trait et la ligne ?
R. : La ligne, je vois ça comme quelque chose de linéaire, de droit, c'est une ligne de conduite, une ligne de démarcation, c'est assez strict, tandis que le trait, je vois ça comme quelque chose de terrien, une trace dans le sol, une gravure... c'est plus sauvage que la ligne. La ligne a tendance à être plus sage, le trait plus chaotique, plus libre. "Le Trait comme ligne de conduite", c'est l'alliance du trait et de la ligne. "Le Trait comme ligne de conduite", c'est un état d'esprit : l'important c'est le trait.

Q. : En fait, c'est une démarche.
R. : ... Oui...

Q. : Qu'est-ce qui distingue le texte de l'image ? quelles sont les relations entre le texte et l'image ?
R. : Le texte, c'est déjà très codifié, ce sont des caractères qui reviennent et qui forment des phrases. Pour moi, l'image, c'est plus vague, plus abstrait. Souvent le texte est là pour expliquer l'image, le texte est un code qui explique tout. Le texte et image s'accordent très bien ensemble. Les caractères sont des images. L'écriture, c'est du dessin mais plus scientifique, plus évolué. Dans le graffiti, les lettres deviennent des images, elles retrouvent leur forme originale. Souvent, un mot peut appuyer une image et inversement, l'écriture et l'image s'appuient mutuellement, le texte a besoin de l'image et l'image a besoin du texte. Une osmose se produit.

Q. : Qu'est-ce qui lie le texte et l'image?
R. : Ils ont la même origine. Tout part des fresques préhistoriques dans les cavernes : au départ, c'est un dessin, une représentation de l'esprit. l'écriture s'est synthétisée, l'image est restée assez libre, le texte c'est une image plus concentrée.

Q. : En fait c'est le sens qui lie les deux. L'un est plus direct, il est donné par le code de l'écriture....
R. : L'autre est plus sensible, plus naturel, plus animal.

Q. : Y-a-t'il des différences irréductibles entre texte et image ?
Étienne : Les deux formes ont la même origine mais en même temps elles s'opposent.

Q. : Paul Klee a dit : Keine tag ohne ligne : pas un jour sans ligne. Qu'en penses-tu ?
R. : Je me reconnais dans cette phrase. Je ne vois pas ça comme une morale, mais comme un témoignage, une phrase autobiographique un peu poétique. En fait, il n'y pas de jour, sans que je dessine, je ne peux pas m'empêcher de dessiner c'est un constat. En même temps, ça peut être vu comme une ligne de conduite, comme une manière de vivre [une forme de vie].

Q. : On en revient, à quelles sont tes influences artistiques et autres ?
R. : Quand je suis "tombé" très jeune dans la bande dessinée américaine, c'était plus les super-héros, superman, la bande dessinée très grand public. À côté de ça, j'allais beaucoup dans les musées, les grandes expositons internationales (Documenta, Biennale de Venise...). Au départ, ce qui m'a donné envie de dessiner, c'est vraiment la bande dessinée. Bizarrement, c'était plus le dessin que le texte qui m'intéressait dans la bande dessinée. Le sens est aussi important. Après, j'ai dérivé vers la bande dessinée underground des années soixante, Crumb, puis la nouvelle vague des années 80, Mike Diana, les mouvements punk avec Bazooka, les détournements d'images, un côté plus contestaire dans la démarche. En même temps, les choses étaient liées, il y avait le dessin et ce qu'il provoque comme émotion.

Q. : Entre un tableau et une bande dessinée, qu'est-ce qui les diffencie en termes de réception esthétique ?
R. : Un tableau a un caractère auratique, qu'on doit respecter, et en même temps c'est comme un animal extraordinaire qu'on aurait capturé et qu'on expose comme au cirque. La bande dessinée est plus accessible, plus populaire, plus restreinte par certains aspects, parce que la bande dessinée est commerciale. Dans la bande dessinée, il y a un aspect éphémère, c'est du mauvais papier, ça traîne partout, dans la rue, chez les gens
. On la déchire, on la jette.

Q. : Ça reprend ce que tu disais tout à l'heure, le tableau c'est quelque chose d'arrêté, la bande dessinée est dans le mouvement...
R. : La bande dessinée, c'est un exemple de rapport texte-image, bande de texte + dessins.

Q. : Quelle est la différence entre un graphiste et un artiste ?
R. : Quand tu dis artiste, on voit un "mec" au bord de la misère, qui vit dans son atelier, qui travaille des nuits entières pour chercher quelque chose, quelqu'un d'à part, bizarre, ou dans un sens plus large, dans la musique on dit artiste, c'est quelqu'un qui fait de l'art dans n'importe quel médium. Il y a l'artiste de galerie, qui veut faire carrière, qui est entré dans le monde de l'art. Le graphiste a des commandes, plus de contraintes, il est dans une chaîne de production, mais quand il arrive à un certain succès, il peut se permettre tout ce qu'il veut. Le statut d'artiste est plus général et plus glorieux que celui de graphiste. Aujourd'hui des graphistes accèdent au rang d'artiste. Ils ne sont plus graphistes, ils sont artistes. Artistes, c'est une entité plus libre, plus indépendante d'un système, mais en même temps, les artistes souvent font ce que leur galerie leur demande. On est dans deux institutions, le monde de l'industrie culturelle, le monde de l'art élitiste qui sont très différents mais qui se rejoignent sur cet notion de la commande.