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Shitao


détail

Le peintre Shitao (17e-18e siècle), auteur de l’un des plus importants traités de peinture, qui est d’ailleurs plutôt un traité de philosophie de la peinture, Les Propos sur la peinture, écrit, à propos de la peinture de paysage : "Le premier coup de pinceau attaque le papier et tous les autres le suivent d’eux-mêmes. Du moment que l’on a saisi l’unique principe, la multitude des principes particuliers se déduira d’elle-même." (1)

Pour comprendre cette affirmation, il faut se reporter à la proposition de Shitao sur "L’Unique Trait de Pinceau". Cette "règle" est le premier point de son traité. Elle porte à la fois sur la technique du pinceau — comment le tenir, comment "attaquer" le trait, etc. — et sur l’attitude, l’état d’esprit du peintre.

La signification technique et concrète, est, selon Pierre Ryckmans, "d’une simplicité presque dérisoire" mais qui "renvoie aux principes fondamentaux les plus abstraits de la philosophie et de la cosmologie chinoises anciennes." (2). Le trait simple se définit par la trace, le segment de ligne compris entre l’attaque du pinceau et son interruption. Il est l’élément de base de la pratique picturale, mais il se prête à toutes les déclinaisons et variations, autrement dit qui conduit à toutes les autres formes. On peut noter que ceci vaut aussi bien pour la peinture que l’écriture, notamment en Chine, où les lettrés, poètes et peintres à la fois, préfèrent l’expression écrire plutôt que celle de peindre. Et, précisément, le travail du trait est commun aux deux pratiques et probablement tend à les rapprocher sinon à les confondre, beaucoup plus qu’en Occident. Il est vrai que les caractères chinois sont composés de traits et que la calligraphie est le lieu de rencontre des deux disciplines.

Sur le plan esthétique, Pierre Ryckmans note (3) que si le trait simple est "le premier exercice de l’enfant qui apprend à écrire, du novice qui apprend à peindre, il constitue aussi l’ultime pierre de touche de la maîtrise d’un peintre ou d’un calligraphe accompli." Ainsi, "un seul trait de pinceau suffit pour révéler la main d’un maître."

Mais c’est bien sur le plan philosophique que "L’Unique Trait de Pinceau" prend sa signification. Il renvoie au "Un" du taoïsme, qui précède tous les phénomènes et dont les métamorphoses, les divisions et combinaisons successives conduiraient à la complexité du monde. Il est en cela la clé de toute création. Ce principe est transmis par le bouddhisme Chan (Zen) ainsi que par la tradition confucéenne. Pierre Ryckmans souligne ainsi que la principe de Shitao est "moins un concept qu’une rencontre active de notions appartenant à des ordres différents." (4).

Si l’on peut comprendre, comme le note Yolaine Escande, que le yihua (trait de pinceau unique) "désigne le tracé de plusieurs caractères, voire de plusieurs colonnes ou d’une œuvre picturale entière, animé d’un dynamisme tel que tous les traits semblent reliés entre eux" (5), pour comprendre cette notion d’unicité du trait, il faut aussi la rapprocher d’autres principes traditionnels de la peinture chinoise. Ainsi le li est un "principe d’intelligibilité, principe interne des choses; son étymologie est "veine dans le jade". Il s’agit du principe structurant et constant qui régit la formation et le devenir de tout ce qui existe." (6)

L’unicité, l’unité du trait, renvoie donc à une unicité qui existerait dans la nature, à une loi que le peintre pourrait saisir et inscrire dans son geste.

Le terme cun, que l’on peut traduire par "ride" ou "hachure", désigne une "technique picturale employée pour tracer des surfaces, les reliefs et les modelés, en particulier de rochers et de montagnes." (7) Shitao écrit dans son traité : "Il y a adaptation entre telle ride et telle montagne, car la ride procède de la montagne. […] La fonction des rides est précisément de permettre à la montagne de se laisser exprimer plastiquement." (8)

On voit que la tradition chinoise consiste dans ce repérage d’un vocabulaire de signes dans la réalité elle-même, qui serait l’extériorisation de principes, de lois internes, qu’il s’agirait de repérer et de saisir pour en donner l’équivalent en peinture. On trouve là une relation entre trait et ligne : le trait, dans sa démultiplication et sa variation, serait ce qui permet de restituer, reconstruire, une ligne, au sens du principe interne qui gouverne le fonctionnement et la forme des choses.

Les ouvrages de François Cheng permettent l’accès à tout un ensemble de caractéristiques de la tradition picturale et poétique chinoise. Une référence intéressante pour la question du trait et de la ligne est apportée par les termes techniques de la peinture, qui ressemblent plus pour nous à des principes esthétiques. Par exemple, le principe nommé Li indique que le travail du trait peut être guidé non pas par la simple imitation, par exemple du contours extérieur, mais par une ligne interne aux choses :
"Li. [principe ou structure interne ] : la primauté accordée aux souffles vitaux permet à l’artiste de dépasser son penchant pour un illusionnisme trop réaliste. Il s’agit pour lui moins de décrire les aspects extérieurs du monde que de saisir les principes internes qui structurent toutes choses et qui les relient les unes aux autres. (9)"

Le dessin est alors compris comme la manière de rendre visible un principe réel mais caché, de l’inscrire comme par exemple un sismographe inscrit un tremblement de terre. On retrouve ici l’affirmation, très souvent citée, dans des traductions légèrement différentes, de Paul Klee : « L’art ne rapporte pas le visible, il rend visible".


1. Shitao, Les Propos sur la peinture du moine Citrouille-amère, traduction et commentaire de Pierre Ryckmans, Paris, Hermann, 1984, p. 76.
2. ibid., p. 14.
3. ibid., p. 15.
4. ibid., p. 18
5. Yolaine Escande, Résonance intérieure, dialogue avec Philippe Sers sur l’expérience artistique et sur l’expérience spirituelle en Chine et en Occident, Klincksieck, Paris, 2003, p. 199.
6. ibid., p.194.
7. ibid, p. 194.
8. Shitao, op. cit., p. 76.
9. François Cheng, Souffle-Esprit, Paris, Seuil, 1989. p. 141.


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